lundi 23 mars 2009

Démolition

Sur 24 City de Jia Zhang-Ke (Chine, 2008)

En ce moment, de nombreux films essaient de subvertir la frontière entre documentaire et fiction, frontière floue dont certains pensent qu’elle n’existe pas. Ce n’est pas mon avis, j’ai un critère simple : ce qui est filmé dans un documentaire est unique et ne peut pas se répéter, comme on le fait avec des acteurs qui jouent une fiction. Je sais bien qu’on peut contester une telle distinction, ne serait-ce que parce qu’une prise de vue avec un acteur est aussi unique à chaque fois et que si on fait un documentaire sur l’express qui rentre à la gare de La Ciotat, on peut le filmer tous les jours presque à l’identique si on veut. Mais c’est une question de cadre préalable : la non répétition posée en principe de départ du documentaire, surtout lorsqu’il s’agit d’entretiens. On sait qu’on ne pourra pas recommencer et qu’on intègrera l’inattendu.
Comment brouiller cette frontière ? On peut maquiller le documentaire en le « recopiant » par exemple dans Redacted de Brian de Palma, le réalisateur a fait rejouer par des acteurs des scènes filmées, prises sur internet, pour des raisons de droit à l’image. La non reconnaissance des personnages est aussi une des raisons, mais pas du tout la seule, du choix de l’animation par Ari Folman dans Valse avec Bachir. Dans Z32 de Moghrabi, le réalisateur a anonymisé le visage du soldat avec un masque numérique changeant et travaille sur la levée possible de celui-ci.
Dans Still Life, Jia Zhang-Ke avait posé une fiction minimaliste sur le documentaire de la construction d’un grand barrage en Chine et de la destruction qui en résultait.
Dans City 24, composé de huit entretiens, il mélange les interviews de « vrais » ouvriers de la vieille usine d’armement militaire 420 de Chengdu que le gouvernement est en train de démembrer et de « faux » ouvriers qui sont des acteurs disant un texte. Il n’y a pas que des ouvriers d’ailleurs, mais leurs enfants et leurs parents qui sont évoqués. Il intercale leurs photos, seuls et en groupe, entre les interviews, comme si elles étaient déjà des photos du passé ainsi que d’autres plans, textuels, comme des cartons de films muets, où s’inscrit soit le titre de la séquence soit un poème chinois ou de Yeats. Lorsqu’on regarde le film en sachant qu’y existe ce mélange docu/fiction, on note les coupures vives dans les parties documentaires, l’aisance aussi des acteurs par rapport aux interviewés plus pudiques. Un détail m’a paru amusant après-coup : racontant le film à quelqu’un, ne me sont revenues que les histoires contées par les acteurs, qui sont des actrices d’ailleurs, et qui étaient des intrigues plutôt romanesques. La belle jeune fille venue de Shanghai qui ressemble à l’héroïne d’un mélo connu, qui ne s’est jamais mariée mais est tombée amoureuse de la photo d’un aviateur mort à cause d’une défaillance technique de l’avion - photo montrée à des fins d’édification et de culpabilisation de la masse ouvrière ; la jeune mère déportée du sud par bateau pour travailler à l’usine qui a perdu son enfant à une escale mais a dû remonter sur le bateau sans lui parce qu’elle ne s’appartenait plus mais s’était « engagée » vis-à-vis de l’armée ; la jeune femme qui a renié ses parents ouvriers et s’enrichit en faisant du commerce mais qui a un coup au cœur en allant chercher un jour sa mère qui travaille comme une esclave à la chaîne et décide de leur offrir un appartement dans 24 City, complexe résidentiel luxueux qui remplacera l’usine rasée (sauf quelques vestiges-musées qui témoigneront du passé), etc. Pourtant les entretiens véritables sont touchants et frappants, comme cet ouvrier qui retrouve devant la caméra son contremaître de l’usine, devenu sénile, qui a été un peu comme son maître de sagesse parce qu’il lui a appris comment supporter l’inévitable. Mais je ne les ai pas mémorisés de la même façon : la narration d’une intrigue imaginée, probablement parce qu’elle évoque de vieilles fantaisies quelque peu universelles, frappe l’imagination du spectateur plus que la banalité du quotidien, si tragique soit-elle. Finalement le poids de la fiction l’emporterait donc sur le réel. Non sans un effet corrélatif : comme les images sont numériques et extrêmement formelles, un peu comme ces affiches propagandistes que l’on voit en Chine et qui sont notamment appliquées sur les palissades cachant les chantiers de démolition (on voyait cela à Pékin l’année avant les jeux olympiques quand ils rénovaient à toute allure la ville en supprimant les vieux quartiers), tout le film se teint d’une certaine irréalité. L’effet, paradoxal et réussi, est que tout apparaît sous une lumière trop crue qui fait apparaître le destin des personnages sous un jour particulièrement triste : déportés et séparés de leur famille pour travailler, enrichis au moment de la guerre du Vietnam et appauvris lorsque l’usine d’armes tourne moins, puis dans le dénuement lorsqu’elle est déficitaire.
Les images de démolition qui scandent le film comme un refrain sont la métaphore de leurs destins, déjà bouclés. Ceux qui s’en sortent le mieux sont ceux de leurs enfants qui ont refusé de suivre la voie de leurs parents à l’usine, qui leur ont désobéi, souvent pour suivre la vague du capitalisme naissant que leurs parents ne pouvaient prévoir. Finalement, on n’allait pas travailler à l’usine 420, comme on se l’imagine ici, lorsqu’on se croit dans le « libre » marché du travail, mais on appartenait à l’usine, corps et âme, avec famille et amis, un peu comme les mineurs appartenaient à « leur » mine de charbon dans le nord de la France, encore au siècle dernier.

Aglaé, le 23 mas 2009

dimanche 15 mars 2009

Le coup de pouce donné au destin

Sur Casimir et Caroline, d’Odon von Horvàth, mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota

Ecrite en 1932 sur fond de grande dépression et de montée du nazisme, cette pièce dont le cadre est la fête de la bière de 1928 à Münich reflète l’ambiance sociale d’aujourd’hui, mais vue depuis le passé, et quel passé ! Où l’on entend bruisser, à travers le brouillage des classes sociales, artificiellement mêlées par la fête et l’alcool mais dont la disparité fait l’intrigue de la pièce, l’annonce terrifiante de ce qui est à venir, entre chômage, précarité et antisémitisme.
Casimir et Caroline sont fiancés, contre la volonté de ses parents à elle qui la verraient bien casée avec un fonctionnaire. Il est chauffeur, elle est vendeuse. Il vient de se faire licencier, demain c’est le chômage, ce soir c’est la fête, la dernière. Fataliste, Casimir pense qu’un homme au chômage est automatiquement plaqué par sa compagne, Caroline, au contraire, qu’une fille bien ne laisse pas tomber son homme dans le malheur. Triste malentendu. Casimir creuse son malheur : il pousse Caroline à le quitter dès le départ, persuadé de l’inéluctabilité de son destin : « nous sommes devenus pesants l’un à l’autre ». Caroline, qui en est fâchée, refuse ce sombre verdict. Elle veut juste manger une glace et faire un tour de manège, et comme Casimir ne peut pas le lui offrir, elle l’accepte d’un passant qui l’aborde, un tailleur, mais juste un tour de montagnes russes, cela ne change rien à ses sentiments, n’est-ce pas ? sauf qu’elle ment à Casimir qui se bute et c’est l’engrenage. A la fin, elle partira avec ce tailleur qui conviendra mieux à ses parents, forcément, après avoir essayé de séduire un grand patron qui l’insulte. Casimir s’enfonce dans la petite délinquance avec un vieux copain qui se retrouve en taule où il crèvera sûrement de la tuberculose. Casimir recueille la copine de son ami. Comme Caroline avec Casimir mais plus cyniquement, elle laisse tomber froidement le prisonnier qui l’a d’ailleurs humiliée peu avant.
La pièce montre qu’un malheur imposé entraine un autre malheur, volontaire cette fois, et qu’on fabrique son destin avec son surmoi qui pousse au crime (elle à satisfaire sa petite jouissance au moment où tout sera forcément mal interprété par lui ; lui à provoquer le destin qu’il redoute en le défiant). Avant qu’elle ait donné le moindre signe de désertion, d’une façon suicidaire, Casimir avait déjà expulsé Caroline, sentant qu’il ne l’avait plus à l’intérieur de lui, qu’il l’avait perdue et qu’il était dangeureusement vide, délesté de cet amour.
La mise en scène, inspirée des films expressionnistes (ou du Troisième homme, avec les scènes au Prater de Vienne ?) montre que les couples sont interchangeables en intercalant des scènes à deux extraites d’autres pièces de l’auteur. Leurs problématiques se croisent comme s’ils étaient des types plus que des individus ou du moins des sujets entièrement déterminés par les conditions de leur milieu. Mais ce schématisme social est heureusement et finement corrigé par l’idée que chacun donne un petit coup de pouce au destin, en suivant sa pente, inexorablement entrainé par sa jouissance.
Le texte, adapté et traduit par François Regnault est remarquable, avec des expressions d’aujourd’hui qui tombent à pic. Sylvie Testud est une Caroline au ton juste, mais son partenaire, comme les autres acteurs, ont tendance à crier alors qu’on s’attendait à ce « fondu-enchaîné » qui était annoncé dans le programme. Il y a toujours une vingtaine d’acteurs sur la scène qui ne jouent pas suffisamment ensemble, surtout lors des scènes de chant et de danse qui sont parfois trop caricaturales : comme un Français qui s’imaginerait la lourdeur des Allemands avinés à la fête de la bière, un peu cliché tout de même…

Aglaé, le 15 mars 2009.

lundi 2 mars 2009

Danse macabre

Sur Tony Manero, Pablo Lorrain (Chili, 2008)

Ce film impressionnant m’a laissée sur une impression mitigée et des questions.
Le héros du film, Raul, 52 ans, magistralement interprété par Alfredo Castro, est un danseur de tango sur le retour qui s’est pris de passion pour Tony Manero, le héros de La fièvre du samedi soir joué par Travolta qui vient d’enflammer l’Amérique. On est à Santiago en 79, sous Pinochet, le dictateur aux yeux bleus, apprend-on dans le film. Passion est d’ailleurs un mot faible, Raul est littéralement aspiré par l’image de son idole, qu’il différencie de celle de Travolta : le jour où on déprogramme « son » film pour en mettre à la place un autre du même Travolta, il assassine froidement le projectionniste et part avec les bobines de son film fétiche. Raul a vu qu’on organisait un concours de sosies de Tony Manero à la télé locale et s’est inscrit, mais il s’est trompé : ce jour-là, c’était Chuck Norris ! Il a donc une semaine de plus pour préparer sa prestation, ce qu’il fait dans un bar de banlieue où il donne un spectacle d’imitation avec une « troupe » composée de la propriétaire, de sa maîtresse, de la fille de celle-ci et d’un jeune homme. Le film nous fait partager cette semaine de transe avec lui, la caméra le suivant partout, traquant son intimité et filmant son corps d’une façon intrusive, en un portrait style documentaire, parfois un peu flou, comme s’il était tourné sur le vif.
Raul a une monomanie au sens de la psychiatrie d’Esquirol, il ne supporte aucun obstacle à son idée fixe : réaliser l’image de Tony sur l’écran. C’est en « ça » que consiste son métier, dit-il avec sérieux. Il apprend même les paroles du film qu’il répète dans la vie. Lorsqu’on le contrarie, il tue. Il a décidé d’avoir une scène illuminée par en dessous comme dans le film, mais le verre nécessaire coûte trop cher. Il tue une vieille dame pour lui voler sa télé et sa montre et les revendre ; il assassine finalement, après d’autres essais, le vendeur de verre qui refuse de tout lui céder à un bon prix. C’est donc un sérial killer mais qui, comme tel, n’est pas vraiment crédible, parce que, dans la réalité, les crimes en série ne sont pas ordonnés à un but conscient aussi massif et visible, même lorsqu’ils sont crapuleux. Il existe en général une sorte de matrice imaginaire inconsciente qui aimante la pulsion et déclenche l’acte. Dans le cas de Raul c’est simple, tout obstacle est à éliminer, tout moyen est bon à utiliser, et il est prêt à tout comme un pantin branché sur une image qui le téléguide, celle de Tony. Les détails du film le montrent : élimination des rivaux, copie à la lettre et anxieuse du costume de T. M. avec le nombre exact de boutons sur la braguette, etc.
De plus, sa fermeture aux autres et son admiration exclusive pour Tony le rendent attirant comme une sorte de phallus pour les femmes qui s’empressent autour de lui, bien qu’il soit impuissant, laid et antipathique. Elles acceptent tous ses souhaits sexuels – rien de bien original – comme s’il était un chef de secte et sa maîtresse va jusqu’à dénoncer sa fille qui distribue des tracts anti-Pinochet parce qu’elle s’est masturbée avec lui.
En fait, le film est comme un remake caricatural de La fièvre du samedi soir : après ça, il sera difficile de se pâmer en regardant danser Travolta ! Et ce rapport de doublure est homologique au rapport du Chili de l’époque à l’Amérique du Nord. Les paillettes de l’une deviennent sanglantes dans l’autre. Raul en est l’emblème dans son aliénation à son idole unique qui le pousse au meurtre sans limite. Dans ce Chili, la police tue pour un tract mais laisse impunis les crimes les plus sordides, comme ceux de Raul, qui n’a aucune conscience politique. Il est bien au contraire complice du fascisme : il ne bronche pas et se précipite à son concours télé pendant qu’on arrête la fille de sa maîtresse.
Il est vrai que la dictature peut ne laisser d’autre perspective aux plus démunis que de se mouler dans une norme toute faite ou de coller à un modèle dérisoire. C’est un effet secondaire, certes important mais pas une cause. Et ils ne tuent pas forcément pour autant. J’ai été gênée par le fait de plaquer le fascisme de Pinochet sur la folie meurtrière d’une figure schizophrénique comme celle de Raul. Cet amalgame tombe mal en France aujourd’hui où on nous présente les schizophrènes comme des meurtriers potentiels qu’il faut parquer à vie comme des animaux dangereux. N’est-il pas problématique de conforter un tel cliché, même si c’est pour de bonnes raisons idéologiques ? Et politiquement, je ferai un autre reproche au film qui est dû à son côté allégorique : est-il raisonnable de montrer le fascisme comme une sorte de comédie sinistre ? La dictature n’est-elle pas plutôt à interroger dans ces personnages de policiers qui viennent « interroger » les dissidents ou dans les classes dirigeantes et riches du pays qui y ont activement collaboré ?

Aglaé,le 2 mars 2009