mercredi 15 avril 2009

Peut-on repartir à zéro ? Sur « Tokyo Sonata », de Kiyoshi Kurosawa (2008)

Est-ce que je peux repartir à zéro ?
Cette question désespérée, qu’un psychanalyste entend souvent lorsqu’on vient le voir pour la première fois, se pose tour à tour aux membres d’une famille de Tokyo en pleine décomposition. Le père, directeur administratif dans une grosse boîte qui a décidé d’embaucher des Chinois à moindre coût, est viré et n’ose pas le dire à sa femme. L’un des moments forts du film est de nous montrer, non sans humour, cette nouvelle société de chômeurs en costard cravate qui vont manger la soupe populaire à midi avec leur attaché-case, reçoivent des coups de téléphone qu’ils s’envoient à eux-mêmes pour donner le change et continuent à mimer une bureaucratie fantomatique pour tuer leur temps, devenu trop vide. Ils errent parmi les SDF dans les jardins publics ou dans les librairies où l’on peut s’installer gratuitement au chaud. Parfois, l’un d’eux se suicide, éventuellement avec sa femme, tradition nippone oblige.
La structure patriarcale rigide de la famille cellulaire japonaise s’accommode mal de la crise : comment être respecté inconditionnellement chez soi si l’on n’est rien socialement ? Ozu posait déjà cette question dans les années 30 avec « Gosses de Tokyo ». Le père, devenu mutique, en rajoute sur l’autoritarisme et la violence. Sa femme, belle ménagère soumise, qui l’a vu à l’œuvre, fait semblant de n’en rien savoir. Le fils aîné, 16 ans, s’engage contre la volonté paternelle dans l’armée américaine pour « protéger le Japon » en faisant la guerre au Moyen-Orient. Le cadet, qui a la langue bien pendue, se paie la tête du maître d’école et acquiert ainsi auprès de ses condisciples une gloire dont il ne veut pas. Il en déduit qu’il parle à contretemps et découvre par hasard qu’il est doué pour le piano. Il est le seul de la famille à s’accrocher contre vent et marée à la chance que lui offre ce don et choisit de désobéir à son père pour suivre sa voie.
KK croit à l’inné et à la prédestination : le voleur, incarné par son acteur fétiche, qui fait irruption aux 2/3 du film et en fait basculer un peu fantastiquement la trame, n’était-il pas né doué seulement pour crocheter des serrures ? Ainsi irait le destin. Le père a fini par accepter de nettoyer les latrines d’un supermarché où il va croiser sa femme prise en otage par le voleur, juste au moment où il vient de trouver un gros paquet de yens oublié dans les toilettes. Ce regard l’entraîne dans une fuite éperdue. Pendant que sa femme fait une fugue sexuelle avec cet étrange voleur un peu fou qui ressemble à une sorte d’envoyé céleste, le père échoue sur un tas d’ordures, renversé par un camion. Il se relèvera pour rendre anonymement l’argent, fidèle jusque dans la misère à ses principes moraux, et rentrer chez lui, dans sa petite maison de banlieue avec vue imprenable sur le métro. Sa femme aussi préfère à l’aventure qui s’offre à elle sa place prédestinée de « maman ». Le film se termine sur l’apothéose de l’audition réussie du fils cadet, devenu jeune pianiste prodige, qui réunit à nouveau les parents.
Cette chute parait bien invraisemblable, KK ayant échangé le fantastique de ses précédents films contre un coup de dés hasardeux qui coupe le film en deux, entre une description crue de la crise sociale au Japon et une fin métaphysique où l’inattendu trouve sa place sous les espèces de ce don miraculeux de l’enfant. On trouvera tout cela trop ficelé voire kitsch ou, au choix, poétique, d’autant que les images de cette deuxième partie sont particulièrement belles et aérées (l’air qui entre partout est un thème favori, fantomatique, de KK) au contraire des cadrages étroitement serrés du malheur dans la maison familiale.
Après tout, s’il est vrai que le destin a deux versants, tuchè (rencontre) et automaton (répétition automatique), comme le disait Lacan après Aristote, l’inattendu et la surprise peuvent faire irruption à tout instant dans la routine. La thèse du film serait de montrer que cette dimension du réel comme surprise, bon ou mal heur, n’objecte pas à une part forte de déterminisme. Chacun suit sa pente malgré tout : changeant ses principes, le père aurait pu prendre l’argent et, suivant son goût pour les belles voitures, la femme partir avec son beau voleur. Ils n’en feront rien, choisissant à nouveau la même chose : pour KK, il n’est pas possible de repartir à zéro.

Aglaé, le 15 avril 2009

lundi 13 avril 2009

sur "John Gabriel Borkman" d’Ibsen, mise en scène Thomas Ostermeier

La loi des mères et l’argent

Le très doué Ostermeier doit avoir une sérieuse dent contre Shakespeare si l’on en croit ses deux dernières créations, inégalement massacrées (Le songe, catastrophique, et Hamlet dont j’ai parlé dans ce blog). En revanche, la série de ses mises en scène d’Ibsen, plus anciennes, sont magnifiques, comme celle de John Gabriel Borkman. La dureté du texte de cette avant dernière pièce d’Ibsen est mise en valeur par la diction, comme découpée au couteau, des acteurs, excellents (on n’en dira pas autant du sous-titrage qui coupe la moitié des dialogues). La sobriété du décor sert le texte : un plateau tournant à chacun des quatre actes, estompé derrière une vitre ou un miroir sans tain qui se fond peu à peu dans le lointain, comme si tout le monde écoutait aux portes dans un monde où l’intime équivaut strictement à des rapports de pouvoir. Une pudique brume blanche envahit alors la scène et la salle, qui figure peut-être le brouillard de Norvège à moins qu’elle n’évoque le monde fantomatique du capitalisme et des valeurs familiales de cette fin du 19ème en train de basculer dans une modernité qui ne sera pas forcément un progrès…
La pièce passe pour pessimiste mais je n’ai pas eu cette impression, sinon celle d’une extrême lucidité exprimée dans des dialogues d’une précision hallucinante. Les personnages principaux de la pièce forment des couples où le rapport de pouvoir prédomine jusqu’à la caricature.
Ainsi "les deux mères" d’Ehrart Borkman, le fils que sa mère brandit comme une sorte d’Astyanax qui doit réhabiliter l’honneur perdu de son père, John Borkman, un banquier qui a entraîné dans sa faillite tous les gens qui lui ont fait confiance (le thème est d’actualité !). Ces deux sœurs jumelles, qui se haïssent, ne se réconcilieront que sur le cadavre encore chaud de John Borkman, qui fut l’amant de la première, la tante Ella, et le mari de Gunhild, sa sœur et la mère « biologique » d’Erhart. Ella, riche, a élevé Erhart et, malade, prétend le récupérer et jouir de « son » fils à l’heure de sa vieillesse : comme dans le jugement de Salomon, les deux femmes s’écharpent pour la possession du jeune homme, la tante le cédant à la fin, mais seulement parce qu’elle a compris que sa rivale, sa jumelle, ne l’aurait pas non plus. La tante Ella a le pouvoir de l’argent puisque John, par amour, a épargné sa fortune, mais c’est l’amour qu’elle exige du fils comme du père. Seulement, là où elle est, elle aussi, prisonnière de ces rapports de pouvoir qu’elle dénonce pourtant avec passion, c’est qu’elle exige l’amour comme un dû, elle en fait une dette de vie. La mère biologique, elle, réclame vengeance et invoque la légitimité, le droit du sang ; fâchée à mort avec son mari qui lui préférait sa sœur et qu’elle a abandonné dans sa détresse, elle voudrait effacer la tache apposée à leur nom. C’est une troisième femme, désirée, qui emmènera Ehrart avec elle, après qu’il se soit heureusement révolté contre la tyrannie de ses deux mères. Mais hélas, on le comprend vite, cette fin n’est pas si heureuse (« Je suis sous mon propre pouvoir, mère !) car ce n’est que pour mieux retomber dans les griffes d’une troisième « mère » : ces trois femmes, telles des Parques freudiennes, délimitent son destin qui a pour nom argent, sang déshonoré, amour déçu et désir cannibale. Eternel petit garçon, il n’accède jamais à la virilité.
De même les rapports de l’ex-banquier avec son ex-maîtresse, Ella, sont incroyables : il l’a vendue à son « ami » banquier, Hinkel, qui en était follement amoureux contre un poste à la banque, et il a épousé sa sœur Gunhild. Mais le sacrifice amoureux de John n’a servi à rien parce qu’Ella, même délaissée, a refusé Hinkel. Celui-ci, par dépit, a révélé au grand jour les lettres prouvant la malhonnêteté de John Borkman qui a été envoyé en prison. Il fomente maintenant, une dernière perte pour la famille Borkman, la fuite d’Ehrart. Il faut entendre John justifier son escroquerie auprès de ses deux femmes, d’abord par sa nature propre (« la soif de pouvoir était indomptable en moi ») puis comme une mission idéaliste : « les millions enchaînés gisaient dans le pays, profondément enterrés dans les montagnes et ils m’appelaient ». On croit avoir mal entendu, mais non, il ne s’agit pas des travailleurs enchaînés que ce fils d’un pauvre mineur voudrait libérer de l’oppression, mais des billets de banque : cette métaphore sauvage du libéralisme fou est écrite au temps de Marx. Pour Borkman qu’on entend marteler sans fin le plafond du salon, enfermé dans le cercle vicieux d’une logique jusquauboutiste, pour ce praticien d’un capitalisme généralisé, tout s’échange, tout se vend, femmes, enfant, amis (l’amitié, c’est se tromper, mais réciproquement) : « Quand il le faut absolument, une femme peut toujours être remplacée par une autre… »
On peut étudier ainsi chaque couple de personnages, pas un n’échappe à cette logique vertigineuse d’un pouvoir de l’échange sans reste. Les rapports les plus « humains » sont, ironiquement, entre la maîtresse et sa servante… Ce qui est fascinant dans la pièce et lui donne peut-être sa noirceur, qui s’accompagne parfois d’un certain humour, l’humour des condamnés à mort (les spectateurs rient alors), est la certitude, très « jugement dernier », qu’il n’y aura jamais de récompense ni de plus-value pour aucun des protagonistes du drame.

Aglaé, le 13 avril 2009.