lundi 28 septembre 2009

Psychopathe de guerre

Démineurs (Hurt Locker), Kathryn Bigelow, USA, 2008

« Un instant plus tard, la bombe éclatait » : Lacan a commenté la duplicité de cet imparfait qui, faute de contexte, laisse indécidable si l’événement a eu lieu ou pas. Démineurs nous fait vivre au paroxysme cette tension pendant deux heures puisque nous sommes projetés « dans la peau » d’un démineur de bombe de l’armée américaine en Irak, James, qui est parachuté à Bagdad dans une petite équipe dont le précédent démineur a sauté sur une bombe, télécommandée de loin par un téléphone portable. Le film, par sa répétition monotone et son côté documentaire (mais c’est une fiction), porte à son comble l’excitation mêlée d’angoisse du spectateur qui expérimente ainsi (toutes proportions gardées) le quotidien de cette équipe de trois hommes fort différents face à la guerre et au risque mortel exacerbé. On constate d’ailleurs que, côté suspense angoissant, le film est plus efficace qu’une bonne intrigue policière…
La thèse du film est livrée dès l’entrée, en exergue - ce qui est dommage - on aurait pu la deviner tout seul : la guerre est une drogue. Au début du film, James a déminé 873 bombes : seul, à main nue avec une petite pince, refusant les équipements électroniques sophistiqués qui réduisent les risques en faisant exploser la bombe de loin, et même le lourd scaphandrier, protecteur mais étouffant. Tout à sa mission, il n’hésite pas à faire courir des risques terribles aux deux autres membres de l’équipe, qui ne sont pas d’accord mais doivent lui obéir puisqu’il est leur chef. Or la vie des uns dépend des autres puisque Sanborn et Elridge, les deux autres soldats, doivent couvrir James en regardant partout et interpréter le moindre geste de la population civile qui est menacée par la bombe mais cache des kamikazes. On le mesure au début : Elridge a hésité une seconde à abattre l’homme au téléphone portable et son chef est mort. La vie de James dépend donc du regard des autres et de leur décision de tuer ou pas sans savoir si c’est nécessaire. Le regard est omniprésent dans le film, symbolisé par une histoire de DVD « flou » vendu à James par un enfant de Bagdad. Il croit reconnaître cet enfant, avec lequel il joue au foot, dans un cadavre piégé, ce qui le conduira à s’exposer inutilement ainsi que ses camarades, outrepassant le devoir militaire dans un but de vengeance passionnelle. Au passage, il incite le psy qui essaie d’interroger sa passion pour le déminage à venir voir ce qui se passe sur le théâtre des opérations pour le « comprendre » et l’autre y perdra la vie.
La question qui traverse le film est : Qu’est-ce qui pousse James à agir ainsi ? On avait une ébauche de réponse au début, mais l’avant-dernière scène la confirme. De retour à la maison, face à son fils bébé entouré d’innombrables gadgets qui joue à se faire peur avec un diable qui sort de sa boîte, James lui explique que ces jouets et d’ailleurs tous ses objets de plaisir l’ennuieront plus tard et qu’il lui faudra alors trouver autre chose…
C’est donc l’ennui, l’incapacité à prendre plaisir aux biens et au bien-être qu’offre la « civilisation » qui pousse le lieutenant James à l’héroïsme, parfois gratuit. Le film conteste habilement l’idéologie classique américaine (amour de la famille, désir de consommation) ainsi que le sentiment patriotique, puisque celui-ci n’est pas le ressort de l’héroïsme, néanmoins réel, de James. Il va se mesurer aux bombes, dans une sorte de pari à chaque fois, parce que ce jeu avec la mort est sa seule raison de vivre, au delà du principe de plaisir freudien qui n’est que principe monotone d’équilibre. La jouissance mortifère qu’il en tire surpasse l’amour paternel incontestable qui l’anime aussi. Le film suggère que cette attitude, admirée mais jugée folle par ses pairs, confine à une sorte de psychopathie de guerre.
Dans Valse avec Bachir, Ari Folman suggérait que la guerre était vécue comme un jeu vidéo par nombre de soldats. Sortir de cet univers de fiction à l’occasion d’un événement guerrier, où un détail déchirait le voile fantasmatique qui les protégeait du réel, les rendait fous. L’efficacité de Démineurs est de montrer une autre face, plus ambiguë et perverse, de la guerre.

Aglaé, le 28 septembre 2009