lundi 9 février 2009

week end à Cologne

Promenade à Cologne

« Ich weiß nicht, was soll es bedeuten,
Daß ich so traurig bin;
Ein Märchen aus alten Zeiten,
Das kommt mir nicht aus dem Sinn. »

Heinrich Heine, die Lorelei, 1823.

Samedi, lors d’une journée franco-allemande sur « Psychanalyse et littérature » à Cologne, j’ai parlé du « surmoi culturel » chez Freud ("Le malaise dans la culture", 1929) en commentant des passages du livre de Jonathan Littell, "Les Bienveillantes". Une psychanalyste française qui assistait au colloque en fut légèrement choquée. Elle m’a dit qu’elle n’avait pas la même position que moi : nous, les Français, disait-elle, ne devrions pas parler de « ça » aux Allemands, on leur avait déjà tellement mis la Shoah sur le dos. Surtout lorsqu’on a des liens personnels avec des Allemands (c’était son cas et supposait-elle, aussi le mien)…
Je suis restée perplexe, et pas seulement parce que je ne voyais pas en quoi les Français seraient mis hors-jeu de la Shoah : n’ont-ils pas largement accepté Pétain ? Un « surmoi culturel » qui pèse encore, à mon avis, lourdement sur l’esprit politique français contemporain.
Ce jour-là, personne ne s’était concerté sur les thèmes littéraires choisis par chacun et il y avait des intervenants allemands, français, luxembourgeois et autrichiens. Or qu’ont-ils donc choisi de commenter ? La correspondance Celan-Bachmann, Perec et la place à donner dans son œuvre à la perte de sa mère, Littell, Duras (qui a accepté d’écrire le scénario de Hiroshima mon amour parce que Resnais avait fait « Nuit et brouillard »), Walser… Sauf une intervention, toutes avaient donc un rapport fort avec les suites de la Shoah, comme si nous étions, à notre insu, toujours occupés par la problématique adornienne non seulement de la poésie écrite après Auschwitz mais aussi de la critique littéraire après la Shoah. Je crois que nos choix ne convergeaient pas par hasard, mais relevaient du symptôme, soit de « ce qui ne cesse pas », de la nécessité.
Me promenant ensuite à pied dans Cologne, majestueuse au bord du Rhin, que je ne connaissais pas, je remarquais les vieux quartiers, rares, qui n’avaient pas été détruits par les bombardements. Leur restauration était très visible : une maison Jugendstil était encadrée par des immeubles modernes, qui reprenaient des éléments de la forme de sa façade afin d’établir une sorte de continuité architecturale dans la rue, mais qui dataient ostensiblement des années 50. On n’avait pas gommé la destruction et ses conséquences en imitant à la lettre ce qui était là, avant 1942. Ce n’était pas une restauration à l’identique, qui efface l’entre-deux et qui est factice. L’étendue de la destruction n’en apparaissait que plus mes yeux, comme si elle avait été surlignée.
Dans l’immense cathédrale, j’ai pris un tract sur une haute pile à l’entrée. Il ne s’agissait pas de chants religieux pour la messe mais d’une interview du cardinal Meisner, ancien archevêque de Cologne et redoutable fondamentaliste, qui tentait d’expliquer de son mieux la décision récente du pape Benoit XVI de lever l’excommunication de quatre évêques dont un négationniste. On sait que cette étrange largesse du pape a du mal à passer, notamment en Allemagne…
Finalement, nous ne nous étions pas concertés mais notre symptôme commun franco-allemand tombait à pic, ce samedi, à ce colloque. Lacan écrivait en 1967 : « Je n’insiste pas : évoquer les camps, c’est grave, quelqu’un a cru devoir nous le dire. Et ne pas les évoquer ? »

Aglaé, lundi 9 février 2009

lundi 2 février 2009

Hamlet-Parano

Hamlet-parano
Sur le « Hamlet » mis en scène aux Gémeaux par Ostermeier

La folie d’Hamlet est une des énigmes de la pièce de Shakespeare.
On peut repérer trois niveaux de la « folie » : sa stratégie délibérée de « to put an antic disposition on » ( se revêtir du masque du bouffon, I, 5) afin de pouvoir mener à bien son dessein de vengeance, d’où tous ses jeux de mots si provocateurs et réjouissants ; le désarroi et le remaniement subjectif causés par la visite du spectre et les ordres contradictoires qu’il lui donne, dont on voit l’effet dépersonnalisant lors de la visite du prince, plusieurs semaines après, à Ophélie (II, 1) et qui n’est pas de comédie. On peut suivre les étapes de ce désarroi jusqu’à la scène des fossoyeurs qui le remet en selle et la fin de la pièce ; enfin, une « nature » mélancolique au sens de l’époque (soit une théorie des humeurs) qui s’exprime dans une aspiration répétitive à la mort, comme lors de « to be or not to be », qui est présente du début à la fin de la pièce. C’est ce fond triste, de lui-même connu, qui fait douter Hamlet de la vérité de ce que lui dit le spectre, parce que sa mélancolie, il le sait, le prédispose à la crédulité envers le diable. La folie d’Hamlet est une énigme pour tous les personnages qui proposent chacun leur théorie : Polonius, le délire d’amour ; les fourbes Guildenstern et Rosenkrantz, l’ambition parce qu’on l’a évincé du trône ; la reine, une folie cyclique accentuée par son remariage incestueux et précoce. Cette complexité, à la fois pour les personnages et pour le spectateur qui y est de fait plongé, est un des points forts de la pièce.
Dans tout cela, il n’y a pas la moindre « paranoïa », soit persécution imaginaire ou théorie du complot, vis-à-vis de Claudius ni de quiconque : Hamlet est effectivement en danger de mort. Le roi veut s’en débarrasser parce qu’il est potentiellement dangereux du fait qu’il lui a volé son trône ; Polonius est au service du roi et l’espionne, Ophélie, bêtement soumise à son père, La reine, paumée, à son mari, se prêtent aussi à ces manigances destinées à le surveiller, en fait à l’éliminer. Décrire cette complexité et la cour de Danemark comme "le labyrinthe de la paranoïa" de Hamlet a donc de quoi surprendre par son univocité : « seul être scrupuleux dans un système qui ne l’est pas, Hamlet scellera ainsi son tombeau », lit-on sur le programme. Cela force le texte, dûment aplati, désossé, douloureusement privé de tous ses Wit, à rentrer sous les fourches caudines d’une adaptation ad hoc, qui devient bêtement manichéenne : pour éduquer politiquement le spectateur, il faut lui montrer que l’innocent devient forcément fou dans un monde corrompu, avant d’en être éliminé. Le mal rendrait donc fou ! Si c’était vrai, cela se saurait : beaucoup d’ex-innocents se portent très bien au pouvoir et y prospèrent en toute lucidité. N’aurait-il pas mieux valu, si l’on veut à tout pris non pas éduquer (cette plate pédagogie est-elle le but du théâtre ?), mais troubler et laisser le spectateur se mesurer seul aux redoutables détours du verbe shakespearien sur le pouvoir, toujours sombrement actuels ?
Ostermeier a de fortes idées scénographiques : la première scène, inventée, est superbe. Elle condense le vers « les rôtis des funérailles ont été servis froids à la table des noces » (I, 2) et l’idée, empruntée peut-être à Heiner Müller, « je salis les lambeaux de ta robe de mariée avec la terre que mon père est devenue ». Elle plante le décor de la pièce, entre le tombeau boueux d’un cadavre paternel qu’Hamlet a du mal à enterrer et une table de banquet où siègent les « officiels » du pouvoir. La scène de la mort d’Ophélie, étouffée sous un plastique transparent, est tellement réaliste qu’elle en est génialement angoissante. Le spectre, image en surimpression du visage du roi et d’une tête de mort, est visuellement saisissant. Polonius, engueulant sa fille amoureuse comme un barbon, fait surgir la facette violente d’un courtisan qui a toujours l’air doucereux et effacé. Enfin, le doublet Gertrude/Ophélie permet de pivoter de scène en scène par un simple changement de coiffure, d’une façon qui met en relief la relation de subordination entre les deux femmes pour Hamlet. Il y a d’autres détails heureux, mais aussi, hélas, beaucoup de forçages interprétatifs et de longueurs liées à l’invraisemblance du parti pris par rapport au texte de départ. Et cet Hamlet bouffonnant et vociférant ne gagne-t-il pas en ventre (postiche) ce qu’il perd en esprit ?
N’aurait-il pas mieux valu, plutôt qu’une médiocre adaptation, oser une véritable création, comme le fit justement Heiner Müller en 1979, un « Hamlet-parano », où les auteurs (Ostermeier et von Mayenburg) auraient inventé un nouveau texte inspiré par le mythe et l’auraient mis en scène d’une façon beaucoup plus forte ? Ainsi faisaient les tragédiens antiques, reprenant indéfiniment les mêmes pièces. Hamlet est plus ancien qu’Œdipe, après tout… Et Shakespeare l’a réécrit après bien d’autres, pourquoi donc ne pas continuer?

Aglaé, le 2 février 2009.