lundi 26 janvier 2009

Il Divo ou l’abstraction du pouvoir

Il Divo (2008) de Paolo Sorrentino

Il marche à tout petits pas chez lui dans un couloir, toute la nuit, en attendant un verdict (sera-t-il jugé ou jouira-t-il de l’impunité parlementaire ?). Il marche à petits pas dans la rue, protégé par des gardes qui ont l’air de vouloir massacrer tout le monde dans la rue déserte. Il marche à petits pas, traversant le hall du Conseil dont il est le président, il croise un chat persan aux yeux dissymétriques, tape dans ses mains pour faire bouger l’animal qui ne bronche pas, il recommence jusqu’à ce que l’autre cède.
Le film de Paolo Sorrentino marche lui aussi à tout petits pas, traçant un portrait assez écrasant de « il Divo », alias Giulio Andreotti, sept fois président du Conseil et plusieurs fois ministre, soupçonné de complicité criminelle avec la maffia, jugé et acquitté faute de preuves malgré des témoignages concordants. Toni Servilio (Andreotti), incroyable acteur que j’avais vu la semaine dernière, complètement autre et très drôle, dans Goldoni, est emplâtré, tassé, les oreilles couchées, affreux comme un Richard III. Comme Sokhourov avec Hiro Hito (Le soleil) ou Hitler (Moloch) – Je n’ai pas vu Taurus sur Lénine -, le cinéaste, Paolo Sorrentino, entre dans l’intimité de son héros puisque le film suit le fil d’une « confession » à un prêtre, tout en la démentant par des flash back en incise. Mais on reste à l’extérieur (alors qu’on voyait les hallucinations ou les rêves de Hiro Hito) et on ne voit rien : cet homme a-t-il une intimité ? Oui, sans doute, mais elle ne présente aucune différence avec sa vie publique. Il est toujours le même, cadavérique, un peu bossu, marchant à petits pas, comme le film qui est souvent irritant, mais réussi peut-être à cause de notre impatience d’en savoir plus qui sera déçue. Il a une femme, il a été platement amoureux en secret d’une autre, il aime les pâtes, il n’a aucun des vices prêtés au pouvoir : pas de villa de luxe, pas de yacht, pas d’amour de l’argent ni du sexe ni du jeu. Le côté tape-à-l’œil, « bling-bling » du pouvoir ne l’intéresse pas. Sa passion du pouvoir, dont on est absolument convaincu, est celle d’un pur concept, d’une froide abstraction.
Le film montre des morts brutales, des « suicides », des explosions de voiture, mais très rapidement, comme des instantanés qui ne touchent pas le spectateur, trop irréelles : cette violence, scandée par de la « House music » de Cassius, est déconnectée d’Andreotti. Le pouvoir et la violence ne se touchent jamais. D’ailleurs, il Divo ne touche jamais les autres corps (sa femme lui serre une fois le bras, avec une très lente et prudente approche), mais décroche seulement ses trois téléphones. Il y a juste une scène où le rapprochement se fait entre un cheval qu’il encourage de la voix aux courses et, en alternance, la tête d’un tueur qu’on devine en train d’officier sur son ordre. Il a une bande d’hommes, improbable, où tous sont ridicules, pathétiques, de toutes les professions (médecin, prêtre, flic, juge…), dangereux, prêts à tout. Eux, ils avancent à grands pas, comme les cow boy d’un western spaghetti, marchant de front à sa rencontre dans la cour du Conseil.
Tout passe donc par l’argent (qu’il promet, distribue, mais dont il ne jouit pas) et surtout par la parole, celles qu’on n’entend pas mais qu’on devine définitives, et d’autres, publiques ou privées – ce sont les mêmes -, de petites réponses qui se veulent spirituelles : « Dieu ne vote pas mais les prêtres si », rétorque-t-il au curé à qui il veut se confier, qui lui fait remarquer que certains préfèrent parler à Dieu. Il a une obsession unique. On voit lorsque le film progresse, toujours à petits pas, qu’il existe un système appuyé sur une idée unique, répétée, qui s’impose à lui. Le mal ne serait fait que pour maintenir le bien, une bien vieille histoire. On est un peu déçu : c’est trop simpliste, ou alors paranoïaque (et même, dans la vie, la paranoïa est plus compliquée). Mais cette conviction, et le fait de ne jamais rien laisser filtrer, de ne jamais se dévoiler devant personne, le sauve peut-être, et de la prison et de lui-même (il a quelques migraines qu’il soigne avec un médicament retiré de la vente dont il ordonne qu’il soit officiellement autorisé à nouveau). Sa femme, qui dit le connaître (pour avoir toujours été à son côté – à prendre littéralement) ne l’épargne pas, une fois qu’il est tiré d’affaire : « Tu passes pour un être intelligent, cultivé (la seule chose qui l’a touché est qu’on lui retire son titre de docteur honoris causa), lui rétorque-t-elle à peu près, lorsqu’il prétend lui apprendre la recette des pâtes à la matriciana, mais tu ne sais faire que des petites phrases, des répliques ». Tout est superficiel et il n’y a rien sous la surface.
On ne saura pas son rôle dans la mort d’Aldo Moro, on ne saura pas grand-chose de rien finalement. Confessé, déchiffré, jugé, acquitté, Andreotti reste une énigme. Il est faux que tout finisse par se savoir : le film nous enlève cette illusion.


Aglaé, lundi 26 janvier 2008

jeudi 22 janvier 2009

La crise : "Je me sens enfin comme tout le monde".

J’ai un ami, H., un homme solitaire qui passe ses loisirs, nombreux, sur un site de rencontre, mais pas de ceux où prédomine le sexe, un site un peu littéraire, où on cherche l’âme sœur ou plutôt les âmes sœurs parce que, n’en déplaise à Platon et son mythe d’Aristophane, il n’y a aucune raison qu’il n’en existe qu’une. En attendant La rencontre, on bavarde, on s’écrit, on se devine, on jouit par anticipation. Mais souvent, hélas, la rencontre n’a pas lieu. Après celui de la voix, au téléphone, il faut passer le test de la photo, souvent désastreux d’un côté ou de l’autre, surtout qu’on a évidemment menti sur son âge (de façon vraisemblable cependant, pas plus de dix ans). Un jour, je lui avais demandé pourquoi ne pas plutôt se rencontrer directement après les préliminaires épistolaires, lui confiant que la photo me semblait scandaleusement inégalitaire : n’y-a-t-il pas des gens moches qui sont très photogéniques ? Quelle déception après, si on s’est épris de la photo ! En plus, avec Photoshop, les habiles font disparaître tous leurs défauts… La photo encourage donc la triche. Le regard, lui, ne trompe pas, en un clin d’œil on sait si la personne nous plaît ou pas. En plus, en une seule entrevue, on confirme que la voix nous émeut, que le discours spontané est à la hauteur des écrits antérieurs… Mon intervention l’avait consterné. Et mon souci d’efficacité lui semblait désastreusement pragmatique : visiblement j’étais insensible aux délices d’un rituel immuable et aux charmes d’un plan minutieusement programmé… Je n’ai pas insisté.
Lorsque je l’ai rencontré, hier soir, il m’a confié qu’il était endetté jusqu’au cou, à hauteur de la valeur de sa maison, totalement hypothéquée, ce qui m’a semblé abyssal. Il aurait d’ailleurs souhaité un petit prêt que je me sentais peu enthousiaste à lui octroyer, puisqu’il avait cru bon de me confier que le précédent, accordé par une femme généreuse, rencontrée virtuellement, l’avait conduit à s’endetter à nouveau auprès de sa banque pour la rembourser (et, en plus, cette relation virtuelle s’était fracassée d’emblée sur ces soucis triviaux d’argent).
Je lui trouvais une mine excellente malgré ces mauvaises nouvelles financières, et lui en fis compliment. En fait, après les vacances de Noël, il avait été souffrant et n’était pas allé au travail pendant deux semaines (en tout, ça en faisait quatre de congé), ce qui lui avait permis d’avancer de nouveaux projets de rencontre amoureuse sur son site. Mais, oui, ajouta-t-il pensivement, c’était vrai qu’il se sentait beaucoup mieux… probablement à cause de la crise économique. Surprise par cette réaction inattendue à ce qui préoccupe douloureusement tant de gens sur la planète, je voulus savoir pourquoi : « Je me sens enfin comme tout le monde, puisque tous, y compris des gens qui épargnent et n’ont rien dépensé, sont maintenant appauvris et endettés, alors ça me soulage, ça m’enlève un poids… ma culpabilité… On est tous dans le même sac, maintenant, pour la première fois de ma vie, je fais partie d’un ensemble. »
Sur le coup, j’ai été soufflée que la crise ait un tel effet thérapeutique sur H., puis me sont revenus des propos de Freud : beaucoup de névroses sont guéries par des catastrophes, comme les guerres, donc les crises économiques doivent avoir aussi cette fonction curative (enfin, il y a quand même quelques suicides liés à des faillites). C’est comme le soulagement procuré par un deuil collectif : on n’est plus tout seul à souffrir d’une perte, on la partage, ce qui console.
De plus, si H. disait que sa culpabilité était amoindrie, c’est que son surmoi le laissait en paix. On connaît les paradoxes du surmoi, instance foncièrement amorale dont l’existence fait froid dans le dos. Il ne récompense pas le mérite, bien au contraire : plus on est vertueux, plus il se renforce férocement ; plus on est malheureux, plus il en rajoute et se déchaîne avec méchanceté. Ce qui arrivait à H. pouvait alors s’interpréter avec ce dernier point : il était désormais moins malheureux que d’autres puisque, certes, il n’avait plus d’argent et s’était endetté, mais au moins, à leur différence, il en avait joui en le dépensant, lui. Ainsi, la crise nivelait, abolissait la différence entre les cigales et les fourmis. Le malheur commun diminuait d’autant le sien, et son surmoi, qui enregistrait le caractère collectif de la ruine, se radoucissait corrélativement.
Si on prend au sérieux l’effet thérapeutique de la crise sur H, on pourrait en déduire que dépenser au plus vite tout notre argent (s’il nous en reste) nous rendra plus heureux en affaiblissant notre surmoi. De plus, on nous dit que consommer contribuera à la relance de l’économie, alors il n’y a pas à hésiter… Double remède.

Aglaé, Jeudi 22 janvier 2008

lundi 19 janvier 2009

La crise...américaine. l'Europe...un parc d'attractions.

Pour beaucoup de Français, la crise vient d’Amérique (Greenspan, Madoff : c’est de leur faute) où elle bat son plein et va y rester magiquement. Obama va sûrement la résoudre, s’il est bon, comme on le dit, mais on a peut-être exagéré. Tel le fameux nuage de Tchernobyl, le nuage de la dépression économique va contourner nos frontières, se reformer ailleurs en Europe et l’orage éclatera pour les autres. On ne voit pas la crise ici : pas de panneau de vente aux enchères sur les maisons comme en Amérique. On a beau répéter à ces optimistes invétérés les chiffres du chômage, le nombre des SDF… Tant qu’ils ne connaissent personne de proche qui est dans cette triste situation, ça reste lointain et abstrait.
Comme j’en entends beaucoup d’exemples, je ne peux guère me voiler la face. Un tel, architecte qui devait refaire trois agences BNP, se retrouve sur la paille parce que les banques ont coupé les fonds. Une autre qui vient de changer de job d’audit-comptable s’entend dire qu’elle doit licencier l’équipe qu’elle dirige. Fâchée qu’on ne l’ait pas prévenue au moment de l’embauche, elle décide de changer à nouveau de travail. Elle retourne voir le chasseur de têtes qui lui a trouvé cet emploi, pour qu’il lui en trouve un autre : « tout est bloqué depuis janvier, lui dit-il, personne ne bouge, on ne trouve plus rien ». Idem dans l’immobilier, rien ne se vend, rien ne s’achète. Lors d’un dîner provincial officiel, un préfet déclarait la semaine dernière à un conseiller régional qu’en mars les caisses de l’état seraient complètement vides…
Rien n’y fait, une part non négligeable de la société française, prise au piège d’un confortable fantasme d’invisibilité, semble paralysée dans une sorte de dénégation collective : tant que rien ne se voit, rien n’est réel et tout va bien.
Cela me fait penser à "Vicky Christina Barcelona", le dernier film de Woody Allen. L’Europe, l’Espagne en tout cas, y est montrée comme un parc d’attractions, à travers les lunettes (de soleil) de deux jeunes touristes américaines à Barcelone. Elles viennent, l’une, célibataire, y chercher des aventures amoureuses inédites, loin de la conventionnelle bourgeoisie de la côte est, l’autre, fiancée fidèle (seulement a priori), achever une thèse sérieuse sur la culture catalane. Les deux vont vivre, chacune à sa façon et avec moult délicieux tourments intérieurs, une liaison torride à trois (ou plutôt à quatre) avec un peintre déjanté et son ex-femme complètement folle dont il n’arrive pas à se séparer.
Le film est censé léger et drôle et on rit tout le temps, mais à la fin, on rit un peu jaune. Il est d’une ironie féroce. La morale (triste) de l’histoire est en effet qu’en matière d’amour, on peut et on doit tout essayer, mais que ça ne changera pas grand chose : à la fin, retour à la case départ, parce qu’on est terriblement attaché à son destin et fixé à des choix idiots. C’est une conception déterministe et donc terriblement fataliste du rapport au désir que nous présente Woody le moraliste (les Français l’adorent plus que les Américains qui boudent ses films : qu’ils se méfient, le prochain film sera tourné à Paris !). Les deux filles rentrent tranquillement à NY après leur été de vacances catalanes, bien bronzées, avec leurs photos d’un été européen brûlant, comme si elles revenaient d’un Luna Park que serait l’Europe transformée en Eros Center pour touristes friqués.
Donc si nous voyons l’Amérique comme le lieu d’une crise épouvantable qui ne nous concerne pas vraiment, il faut savoir que nous apparaissons en retour comme les habitants d’une sorte de Disneyland. Montesquieu avait déjà essayé de réveiller ses compatriotes au 18ème siècle avec "Les lettres persanes", en leurs offrant un regard du « dehors » assez cruel sur leurs petitesses (et leur gouvernement). Apparemment, le travail doit être repris d’urgence : courage Woody !

Aglaé, paris, le 19 janvier 2008.

vendredi 16 janvier 2009

Two Lovers (2008) de James Gray

Au début du dernier film de James Gray, Two lovers (2008), le héros, Leonard, un jeune homme fragile, tente de se noyer à cause d'un amour impossible. Incarné par Joaquim Phénix, il est le fils unique d’une famille juive traditionnelle de New York. Son père, blanchisseur, organise, avec un collègue plus riche, un mariage arrangé entre leurs deux enfants, Leonard et Sandra, qui scellera en même temps une alliance commerciale qui le tirera d'affaire. Leonard rencontre ainsi Sandra, une belle brune qui tombe amoureuse de lui et viendra lui proposer de coucher avec elle pendant que ses parents attendent au salon. Elle plaît à Leonard qui couche avec elle. Mais dans l’escalier de son immeuble, Leonard rencontre Michelle, une jeune femme blonde paumée et droguée qui vit une histoire assez sinistre avec un avocat marié. Il tombe amoureux d’elle ; elle cherche un ami, un frère compatissant. Double malentendu, dans les deux couples ainsi formés par la volonté des parents d’une part, par le hasard d’autre part. Leonard court après Michelle, Sandra court après Leonard. Leonard projette de partir avec Michelle qui ne supporte plus d’attendre son amant marié, mais celui-ci, l'apprenant, change d’avis et décide de l’épouser : elle laisse tomber brutalement Leonard. Cet épisode a lieu durant la fête du Nouvel an, chez les parents de Leonard, où Sandra est présente. La mère de Leonard (sublime Isabella Rossellini) a surpris le départ en catimini de son fils et lui fait comprendre calmement qu’elle sait qu’il reviendra. Leonard va errer sur la grève et, à nouveau abandonné, pense peut-être encore au suicide. 
Le dénouement, aussi simple qu’inattendu, a déçu nombre de spectateurs et de critiques par son aspect trop conventionnel, et par là même, énigmatique. Il tourne autour de deux objets insignifiants : un gant et une bague. Les gants ont été offerts à Leonard par Sandra, des gants fourrés cossus, symbolisant un idéal familial paisible et chaleureux. Leonard a acheté la bague, au-dessus de ses moyens, avec ses économies, pour l’offrir à Michelle. Lorsqu’elle le laisse tomber, il l’enterre rageusement dans le sable. Lorsque, triste, il se promène sur la plage, il revoit les gants, puis court impulsivement déterrer la bague et revient en courant chez ses parents pour l’offrir à Sandra, toujours à la fête du Nouvel an. La mère sourit, sans doute, elle savait.
Le dénouement pourrait donc paraître banal : le renoncement forcé d’un fils qui se range aux idéaux familiaux auxquels il avait vainement cherché à échapper, thème qui hante les quatre films de James Gray. Et pourtant, on sent qu’il s’agit d’une mutation subjective chez Leonard qui n’est en effet ni cynique ni obéissant. Quelque chose a profondément changé toute la réalité pour lui : il ne se résigne pas à Sandra mais la veut réellement.
Ces deux objets, le gant et la bague, trouent l’écran, comme on le dit d’habitude d’un visage ou d’un personnage de film. En fait, ils trouent l’écran du fantasme et incarnent une rencontre avec le réel pour Leonard. Le gant, c’est la prise en main par une femme « à poigne » mais enveloppante et chaleureuse comme sa mère ; la bague, c’est l’objet de luxe passé au doigt d’une femme à qui on « demande sa main », elle symbolise donc le choix d’une femme. Dans le film, la mutation du sujet repose sur la réunion, le recouvrement de ces deux objets (des objets a selon Lacan) alors qu’ils se présentaient jusque-là, disjoints, comme les pôles d’une opposition radicale qui divisait cruellement Leonard. C'est un artifice filmique qui déconcerte par sa simplicité, et pourtant de telles mutations subjectives arrivent réellement dans la vie (et pas seulement pour un mariage!). 
Aglaé, le 16 janvier 2008.

mercredi 14 janvier 2009

Gertrude (le cri), de Howard Barker à l'odéon

Hier soir j'ai vu Gertrude (le cri) de Howard Barker à l'odéon. Encore une histoire de mère, mais indigne cette fois ! Il s'agit d'une réécriture d'Hamlet, datant du début des années 2000, qui reprend chronologiquement les principales scènes d'Hamlet, de l'assassinat du roi à la mort d'Hamlet, mais avec de nouveaux personnages parfois et quelques variantes. Ainsi, il y a une seconde mère, Isola, celle de Claudius et du roi assassiné, qui est "une salope" comme Gertrude qu'elle hait et admire à la fois ; Ophélie est devenue Ragusa, bonne de Gertrude et épouse d'Hamlet ; Polonius devient Capestan, un serviteur qui arrange la garde-robe et les chaussures de la reine ; Fortinbras le duc de Mecklemburg. 
La pièce est centrée sur Gertrude, dépeinte comme une nymphomane qui couche avec tout mâle qui passe à sa portée. Lacan l'avait aimablement dépeinte comme "un con béant" dans Le désir et son interprétation (1958-1959), il s'agissait d'une métaphore, certes un peu crue, pour désigner un désir phallique qu'aucune satisfaction n'épuise, toujours au-delà du principe de plaisir qui cherche un équilibre plutôt tempéré. Comme le dit le "vrai" Hamlet de sa mère vis-à-vis de son père (acte I, sc 2), "Quoi! Elle se pendait à lui Comme si son appétit ne cessait de croître En se nourrissant..." Ce désir adultère et incestueux aplatit le désir d'Hamlet qui n'arrive pas à se venger et "contamine" sa relation avec Ophélie ainsi que tout amour possible. 
La Gertrude de Barker est dépeinte comme le "sexe", et excite tout le monde grâce à sa nudité généreusement exhibée. Comme personnage, elle manque de consistance. Elle fascine notamment Claudius par un cri spécial qu'elle émet au moment de l'orgasme et que nous entendons pour la première fois au moment de l'assassinat du roi (avec de la jusquiame dans l'oreille, comme si le cri métaphorisait aussi le poison mortel), lorsqu'elle fait l'amour avec Claudius sous les yeux du mourant puis sur le cadavre encore chaud. Pour Claudius, il s'agit de retrouver ce cri énigmatique de jouissance dont il pense que Gertrude le maîtrise alors qu'il ne fait que la traverser. Le cri reviendra au moment de l'accouchement de Gertrude d'une fille Jane conçue lors de l'assassinat, puis de la mort d'Hamlet, empoisonné en fait par une coupe offerte par Claudius mais tendue par sa mère, en toute connaissance de cause (en inversion par rapport à la pièce originale). On l'entendra encore au moment de la mort de Claudius qui cède la place à Mecklemburg qui se saisit de la reine et du trône. L'extase est ainsi matérialisée par le cri, comme essentiellement mortifère, et liée à la femme, supposée savoir jouir. 
En fait, je n'ai pas du tout aimé la pièce, bien que l'idée du cri ne soit pas mauvaise. N'ayant pas lu le texte, je ne peux savoir la part de la mise en scène de Corsetti dans cette impression de "too much" qui m'a assaillie : trop d'effets spéciaux, empruntés à l'art contemporain de Steve Mac Queen à un artiste argentin qui reflète le sol en miroir vertical de façon à ce qu'on ait l'impression que les gens qui rampent par terre se déplacent à la façon d'un thriller, sur une façade escarpée. Le metteur en scène en abuse largement, transformant la scène finale en cirque d'acrobates. 
Mais cette impression de "trop" vient aussi de la pièce : tout y est beaucoup trop explicite au contraire de celle de Shakespeare qui est si énigmatique que, depuis 400 ans, tout le monde, psychanalystes (Freud, Jones Sharpe, Lacan...) et critiques de théâtre, ont écrit dessus sans rien épuiser. Certaines phrases du texte original sont reprises sous une forme plate et répétitive comme le fameux "il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, que dans les rêves de la philosophie" (I, 5) qui devient la répétition par un Hamlet débilisé du fait qu'il y a trop à comprendre et qu'il n'y arrive pas. Hamlet est présenté comme un idiot qui ne sait pas baiser et a peur de la pénétration. La problématique de l'acte de vengeance suspendu a disparu et il perd tout le chatoiement de langage qui le caractérise dans la pièce originale pour incarner une sorte de bouffon ridicule et sans intérêt. Toutes les pointes des dialogues sexuels si réjouissants avec Ophélie sont perdues au profit d'une lourde machinerie sexuelle assez vulgaire qu'on nous assène constamment. 
Tout aussi grave est la perte de toute la problématique du pouvoir et de la politique extérieure, si importante dans Shakespeare où Hamlet est détrôné après l'assassinat de son père et où Claudius a peur de lui qui le menace effectivement et essaie de le tuer. Chez Barker, Hamlet est le nouveau roi qui a succédé sans scrupules à son père assassiné et Claudius se moque de la couronne parce qu'il est tout obsédé par la jouissance de Gertrude, comme on l'a vu. Finalement, la pièce m'a davantage fait penser au film, génial et fondamentalement oedipien contre toute apparence, Crash de Cronenberg, où il faut faire jouir la femme (le mère) à tout prix, voire par les moyens les plus violents (les accidents érotiques de voiture) qu'à l'énigmatique Hamlet avec ses équivoques perpétuelles. 
Bref, cette lourde pièce manque les ressorts essentiels de la pièce originale ; la seule idée intéressante et nouvelle est celle du cri, mais elle est noyée dans un flot de significations à visée comique qui ratent leur cible. N'écrit pas Hamlet qui veut !
Aglaé, le mercredi 14 janvier 2009.

lundi 12 janvier 2009

Frozen Rivers, de Courtney Hunt

J'ai vu hier soir Frozen Rivers.
Très beau film, qui nous montre la réalité sinistre des Indiens qui vivent à la frontière des USA et du Canada, et qui, pour vivre sont contraints à des trafics d'immigrants clandestins, souvent des esclaves chinois qui vont travailler pour se "libérer" de leurs propriétaires qui les ont exportés. Les passeurs doivent leur faire traverser la rivière gelée, au péril de la vie de tous. Les paysages glacés sont la métaphore d'une vie dure comme de la glace.
Ce qui est intéressant, c'est que les "Blancs" sont logés à la même enseigne de misère que les Indiens : égalité par le bas, dans le malheur, comme l'héroïne, mère de deux gamins et mariée avec un homme "malade", un joueur qui l'a plaquée au moment de payer la maison (des maisons toutes faites qu'on amène en camion comme on livre un frigo). On est dans une zone de non-droit dès qu'on entre en territoire indien. Les Indiens sont sous la direction d'un conseil qui veille au bon ordre du trafic et les Blancs échappent à toute loi dès qu'ils y pénètrent. Le film nous fait traverser plusieurs fois la rivière gelée et trembler d'inquiétude à l'idée que la glace se rompe ou qu'il arrive quelque dispute grave entre les leaders des traficants, tous cyniques et armés. Il y a ainsi un suspense qui l'a fait comparer à un thriller par la critique. L'héroïne, jouée par une actrice au beau visage ridé, arrivera à acheter sa maison au prix de trois mois de prison pour trafic de Chinois d'une rive à l'autre, ce qui est moins cher payé qu'en travaillant légalement comme vendeuse dans un supermarché.
Il est dommage, cependant, qu'un scénario mélo double la dureté implacable du film et son immoralisme social salutaire, par une histoire à l'eau de rose, difficilement crédible.
L'héroïne blanche trafique en équipe avec une Indienne qui la guide (en échange elle fournit la voiture avce un coffre assez grand pour loger deux clandestins). L'Indienne a dû confier son enfant à sa belle-mère, faute d'argent. Au moment où la Blanche touche au but, elle préférera la prison pour laisser de l'argent à sa coéquipière, afin qu'elle puisse récupérer son bébé. Avec cet argent, sa maison sera achetée et logera les enfants de l'une et le bébé de l'autre.
Si on ajoute à ça une autre histoire de bébé clandestin gelé, jeté dans un sac sur la glace par moins trente degrés lors d'un passage, et que les deux femmes sauveront de la mort (on a du mal à croire qu'il ne soit pas congelé, à vrai dire, et d'ailleurs, c'ets présenté comme une sorte de miracle), le mélo est complet.
Les mères sont irréprochables, héroïques, se sacrifient sans mot dire pour une autre mère... Il est difficile de croire à tant de solidarité dans un monde de misère : un conte de Noël ?
Le 12 janvier 2009, Aglaé