lundi 12 avril 2010

Une émission télé sur "Le crépuscule d'une idole. L'affabulation freudienne", Michel Onfray

« Moi, j’ai tout lu !», à propos d’une interview de Michel Onfray sur Le crépuscule d'une idole. L'affabulation freudienne, Grasset, 2010.

L’interview télévisée dont je donne les liens ci-dessous vaut d’être regardée pour son poids idéologique. M. Onfray y est interrogé par un journaliste à propos de son livre contre Freud. Chaque parole mériterait commentaire et réponse mais je me contenterais de ce qui m’a frappée à première vue.
La victimisation :
Interpellé, il est vrai, par le journaliste, Onfray se présente d’emblée comme une victime de la pédophilie des prêtres, mais reconnaît qu’un évêque lui a fait des excuses. Cela nous met d’emblée du « bon côté » de la barrière, par glissement : il s’agit des victimes de la psychanalyse, chères aux anti-sectes, dont, à travers ce livre, Onfray prend la défense.
Le nazisme :
La psychanalyse est mise d’emblée du côté des grandes religions voire des fascismes (chez Onfray le glissement est facile et constant) du 20ème siècle, à côté du stalinisme et du nazisme. Mais oui, Onfray donne « toutes les preuves » dans son livre. Freud passe pour « un Juif libéral plutôt de gauche », et bien, non il a en fait négocié avec le nazisme et soutenu Goering par le biais de l’institut du même nom (il est avéré que cette affirmation est fausse. Freud a, au contraire de Jones plus tard, refusé de négocier avec Boehm, envoyé par Goering). Si ses livres ont été brûlés c’est seulement parce qu’il était juif, pas psychanalyste. (« Les Juifs gênaient le national-socialisme », précise M. Onfray, on appréciera).
Aujourd’hui comme hier, l’argent :
L’imposture freudienne est soutenue aujourd’hui par une « petite dizaine » d’individus en France qui y ont des intérêts financiers puissants. Freud, qui adorait l’argent (pourquoi alors Marie Bonaparte a-t-elle dû payer pour qu’il puisse échapper au régime en 38 s’il était milliardaire et copain avec Goering ?), se faisait payer 450 euros la séance, 5 fois par semaine !!! Effectivement, il ne doit pas il y avoir beaucoup d’analystes qui se font payer ce prix aujourd’hui… Donc c’est un complot de l’argent qui empêche que les vérités incontestables enfin mises au jour en France par Onfray aient été divulguées plus tôt. Rien à voir avec les concepts ni la philosophie, en fait… Onfray s’attend courageusement à être traité d’antisémite (il est vrai que l’idée d’un complot de l’argent en France pour soutenir Freud, le nom « juif » qui arrive pour qualifier Freud dans l’interview précisément quand on parle du nazisme, sont assez inquiétants). Mais Onfray n’est quand même pas pire que Freud qui a soutenu Dolfuss, Mussolini, Goering, alors, il ne va pas s’en faire pour si peu…
La mort :
La seule chose que Freud avait de bien : sa mort stoïque, d’autant que personne ne le supportait plus. Aimable, non ?
La morale :
Freud était immoral. Il a couché avec sa belle-sœur (Onfray en a les preuves) ; il prenait de la cocaïne donc c’était un drogué ; il prétend être un aventurier voire un conquistador dans une lettre à Fliess (c’est scandaleux) ; il a pensé que les filles hystériques étaient violées par leur père. Pour moins que cela, on l’enverrait volontiers en prison. Et un peu d’humour, Mr Onfray, ça existe pourtant chez certains philosophes, il est vrai que le populisme s’en passe en général.
La masturbation, la musique :
Freud avait des idées bizarres, il pensait que la masturbation était dangereuse pour les enfants et que les musiciens étaient intéressés par la pulsion anale, c’est évidemment « ridicule ». Onfray a-t-il lu cette exquise lettre à Abraham où Freud traite les philosophes de fétichistes ? N’est-ce pas grotesque aussi ?
Plagiat :Freud a tout pompé sur les philosophes, comme Empédocle pour la pulsion de mort ; Nietszche, Schoppenhauer, Hartman… Il n’a rien inventé, surtout pas l’inconscient. Il n’est qu’un philosophe plagiaire, déjà critiqué par Reich, Sartre, Deleuze et Guattari, Derrida (il se retournerait dans sa tombe, je crois, s’il entendait avec quoi on le met en série), et bien d’autres éminents philosophes incontestablement de gauche, comme Onfray.
Le placebo et les labos :
La psychanalyse guérit 30% des cas comme tous les médicaments, à savoir les bien-portants, c’est démontré par les labos pharmaceutiques. La psychanalyse est à égalité avec Lourdes comme prescription, la religion soigne les gens mais ça ne démontre pas que Dieu existe. Une question à M. Onfray : comment ça marche les placebos, comment opère la suggestion, ne serait-ce pas Freud lui-même qui l’a expliqué dans Psychologie collective et analyse du moi ? Bizarre aussi pour un philosophe aussi « pur » que M. Onfray de s’appuyer sur l’autorité scientifique et morale des labos pharmaceutiques en ce moment, non ? N’y a-t-il pas là des lobbys d’argent, autrement plus sérieux que les dix supposés psychanalystes français à 450 euros, qui prescrivent des molécules offensives en grand nombre et des psychothérapies cognitives en masse pour beaucoup d’argent, avec des justifications scientifiques souvent assez réduites ? Quel choix idéologique lourd de conséquences, Mr Onfray ! D’ailleurs, Freud l’a dit lui-même et vous le citez à l’appui, un jour la biochimie avec ses molécules permettra de résoudre les névroses et la psychanalyse sera inutile : ce jour de gloire est donc arrivé, Mr Onfray ?
Kant nazi :
Et j’en passe, que de perles moralistes, d’une idéologie populiste de bas étage, où l’on flatte tous les lieux communs (qu’est-ce qu’on en a à faire, de savoir avec qui couchait Freud, sauf par intérêt biographique ?), débitées avec une suffisance incroyable ! Parce que « Moi j’ai tout lu », en un seul été s’il vous plaît, en traduction française (incontestable comme chacun sait) et avec la correspondance aussi, guidé par Le livre noir de » la psychanalyse, un tissu génial de vérités, et coaché par Borch-Jakobbsen. Avec ces viatiques, on est sûr de tenir en main « toutes les preuves » !
Il y a deux ans, avec « Le songe d’Eichmann », c’était Kant qui était « compatible » avec le nazisme, « démontrait » de même Onfray, qui, là encore avait tout lu, contrairement aux professeurs de philosophie qu’il abomine. Lorsque Elisabeth Badinter lui disait que sa lecture était anachronique, et qu’en plus, il ne faisait que déformer les propos d’Hannah Arendt, il répondait juste par une petite moue. On ne va quand même pas se fatiguer à argumenter avec des philosophes sur des évidences comme le nazisme de Kant, tout de même !
Nous, pauvres dupes de la psychanalyse à sauver d’urgence, on lit Freud depuis des années, et avec l’allemand en plus, et aussi tous ses commentateurs internationaux, dont Lacan. Alors un été, ça nous paraît un peu court, MrOnfray ! Même si vous vous prenez modestement pour « le miroir de Freud »! Remettez-vous donc vite au travail !

Aglaé, le 12 avril 2010

Liens :
Onfray VS Freud [1/3]
http://www.dailymotion.com/video/xcwt1o_onfray-vs-freud-1-3_news

Onfray VS Freud [2/3]
http://www.dailymotion.com/video/xcwtc3_onfray-vs-freud-2-3_news

Onfray VS Freud [3/3]

lundi 1 février 2010

Sur "La pierre", de Marius von Mayenburg, 2009, mise en scène de Bernard Sobel au théâtre de La Colline

Jette la pierre au grand-père !


Le personnage essentiel de La pierre, de Marius von Mayenburg, n’est pas une personne mais une maison de Dresde. La pièce met en scène trois générations de femmes autour de l’histoire de cette maison, entre 1935 et 1993 : la grand-mère Witha, sa fille Heidrun et sa petite fille Hannah. En 1935, Wolfgang, le mari de Witha est vétérinaire dans un institut d’état et son chef, juif, est interdit de travail et en danger de mort. Il doit fuir l’Allemagne pour les USA avec sa femme Mietze. Witha a toujours adoré leur maison et son mari la rachète à bas prix à son patron. Or celui-ci et sa famille n’arriveront jamais à destination : ils sont raflés avant, mais après avoir cédé la maison.
En 1945, sous les bombes alliées, Wolfgang se suicide à l’entrée des Russes à Berlin, fidèle à l’Allemagne. Witha et sa fille Heidrun, au prénom de chèvre féconde conforme à l’idéologie aryenne, restent dans la maison jusqu’en 1953. A cette date, alors qu’elles doivent partager la maison partiellement réquisitionnée, elles s’enfuient à l’Ouest. La maison servira à loger plusieurs familles. En 1978, enceinte, Heidrun revient furtivement avec sa mère pour revoir la maison de son enfance. Enfin, en 1993, après la chute du mur, Witha revient avec Heidrun et sa fille adolescente reprendre possession de son bien, après en avoir fait chasser la famille qui y habitait. Ces différents moments sont revécus grâce à des dialogues entre les trois femmes et les fantômes réveillés par leur retour dans la maison : les fantômes de Mietze, la propriétaire juive expropriée, celui de Wolfgang, et aussi la visite dérangeante de Stéphanie, la fille des occupants de la maison pendant la période de la RDA.
La succession des scènes montre la déconstruction d’un mythe familial transmis par les femmes, et appuyé sur l’histoire de l’Allemagne pendant ces 60 ans. Il ne s’agit pas seulement du mensonge des parents à leurs enfants mais du fait, essentiel, que les enfants exigent ce mensonge pour enjoliver la stature de leurs ancêtres. Au fur et à mesure des générations, le mensonge enfle ainsi, recouvrant presque tout.
Pour Hannah, son grand-père est un héros anti-nazi qui a sauvé son patron juif, Monsieur Schwarzmann, en lui permettant de s’enfuir à temps à l’étranger. Déracinée dans la société de l’Allemagne réunifiée où elle arrive adolescente avec un accent de l’Ouest, Hannah veut, avec l’argent de son père divorcé, partir retrouver cette famille dont elle croit avoir retrouvé la trace à Brooklyn, à l’orthographe du nom près : Madame Schwartzmann aurait sauvé les œuvres de Beckmann, emportant les toiles roulées dans ses bagages, et serait devenue une riche et célèbre marchande d’art, ainsi que sa fille. C’est au moment de lui écrire une lettre qu’elle apprend de sa grand-mère que Madame Schwarzmann, dénoncée anonymement, n’a quitté l’Allemagne nazie que pour les camps.
Pour Heidrun, son père est aussi un héros, dont le symbole est « la pierre », celle que lui auraient jeté un jour les nazis pour le punir d’avoir sauvé des Juifs. Devenue un presse-papier ornant le bureau de Witha, la pierre sera enterrée par Heidrun dans le jardin au moment du départ à l’Ouest en 1953. Elle reviendra la chercher chez Stéphanie en 1978, alors qu’elle est enceinte d’Hannah. Dans le jardin est aussi enterrée, mais dans un trou différent, la lettre de suicide de Wolfgang avec l’insigne nazi de Witha. Celle-ci les a montrés à Heidrun en 1953. Elle a appris ainsi que sa mère, qui avait peur d’être prise à tort pour une Juive, aurait été contrainte d’arborer cet insigne… En fait, la pierre avait été jetée sur Wolfgang par les Allemands qui croyaient la maison toujours habitée par des Juifs… cette pierre cherchait à lapider des Juifs, elle n’est pas le symbole du courage de Wolfgang mais plutôt de sa lâcheté : le grand-père, terrifié, ne disait rien et se terra à l’intérieur de « sa » maison, qui sentait « le Juif », jusqu’à la fin. Cependant Witha raconte qu’il a été tué par une balle russe perdue à la libération, un « tir d’allégresse ». Ainsi, dans le jardin, il y a le trou de la « vérité » du père et, à côté, celui de la pierre, témoin du pire transformé en symbole d’héroïsme : même si elle sait qu’il y a le premier trou, Heidrun ne veut connaître que le second et c’est la pierre glorieuse qu’elle revient chercher au moment de devenir mère.
Stéphanie a été expulsée violemment de « sa » maison au moment de la réunification : les propriétaires légitimes reprenaient leur bien. Son grand-père, déplacé et malade, en est mort : il avait perdu brutalement tous ses repères. De plus, en 1978, les riches femmes de l’Ouest lui avaient promis de lui envoyer du chocolat tous les ans en échange de la pierre et elles ne l’ont pas fait. Elle revient pour le leur reprocher en 1993, à la place de la petite fille qu’elle était et qui ne comprenait pas ce qui se passait, et en miroir avec l’autre fille, Hannah. Eux, sa famille, à l’Est, n’ont jamais rien possédé. Ils ont été expulsés de cette maison que le régime communiste ne leur a jamais donnée, ils sont de purs expulsés qui n’ont jamais été propriétaires. Nous aussi, on a payé le prix, prétend Heidrun, puisque mon père a été tué par les Russes.
La maison garde toutes ces traces, enterrées dans le jardin, comme des traces archéologiques de l’inconscient des protagonistes. La mise en scène de Sobel, sobre et percutante, fait paraître l’enchevêtrement de la mémoire par un artifice simple : sur une même scène qui figure la maison et le jardin par derrière, les dates s’affichent tour à tour sur des néons en forme de bâtons tous semblables, appelées plusieurs fois dans le présent par un souvenir ou par une parole qui ricoche sur deux générations,
La vérité n’est jamais dévoilée, juste mi-dite. Witha s’embrouille, retrouvant ses souvenirs et le fantôme de son mari dans la maison où elle revient vielle et perdant un peu la tête. Personne n’est complètement mauvais ni complètement bon : Wolfgang, comme le dit Witha, « n’était pas un héros, mais il a toujours été dans la résistance. Pas pour des raisons politiques mais par principe. Quand quelqu’un disait quelque chose, il était contre, parce qu’il voulait savoir s’il y avait quelque chose derrière. Ça a fichu en l’air beaucoup, bien sûr, mais une grenouille aussi est fichue quand on lui extrait les nerfs, et c’est bien ce qu’il était, un vétérinaire, un homme de science. » (p. 32). Cette ambiguïté généralisée qui peut apparaître comme de l’humour noir involontaire est la matière même du surmoi de la plus jeune, Hannah, dont l’étoffe est, très freudiennement, celle du « grand homme » que doit être à tout prix son grand-père. Il n’était pas un « vrai » nazi mais il a quand même profité du nazisme et, en même temps, il en est mort parce qu’il ne pouvait pas y renoncer même in fine. L’humour apparaît aussi dans les répliques qui déclenchent le passage d’une époque à l’autre : des paroles d’hospitalité, qui concernent justement les visiteurs expropriés de la maison : voulez-vous du café ?
L’intérêt de la pièce est dans cette vision de l’auteur, partiellement autobiographique semble-t-il, qui juge « à côté de la plaque » la revendication actuelle de certains Allemands d’avoir été finalement « eux-aussi » des victimes « dans leur identité allemande ». Marius von Mayenburg montre au contraire la complexité de leur position de complices du nazisme, pas du tout malgré eux, même si ils en ont finalement secondairement pâti. La complexité vient aussi des suites de la défaite, jusqu’à aujourd’hui : l’histoire de l’Allemagne ne s’arrête pas en 45, elle s’est poursuivie, comme celle de la maison, extorquée légitimement et que personne ne viendra jamais plus réclamer puisque ses premiers occupants ont été exterminés. L’axiome de Proudhon, « la propriété, c’est le vol », prend dans ce cadre de déplacements forcés (et au départ mortels) une force inattendue. L’inconscient de chacun enregistre ces répétitions inexorables de l’histoire, expropriations et intrusions successives qui ne laissent personne indemne mais n’exemptent pour autant d’aucune responsabilité. Et chacun y surajoute son fantasme, contribuant au roman familial et au mythe collectif qui embrouille tout, avec un certain « besoin de mensonge », précise von Mayenburg.

Aglaé, le dimanche 31 janvier 2010