lundi 29 juin 2009

La femme sans âme

Sur Fausta, Claudia Llosa, Pérou (2009)

La teta asustada, littéralement, le sein effrayé. La mère de Fausta, une Indienne du Pérou, au prénom bien étudié, Perpetua, a été violée enceinte de sa fille, tandis que son mari était assassiné, par qui ? On ne nous le dit pas, mais il s’agit de la guerre civile au Pérou où les exactions ne manquèrent pas de part et d’autre. Une croyance populaire explique ainsi certains états de mélancolie comme celui dont souffre Fausta : les enfants de femmes violées enceintes naissent sans âme, celle-ci, terrifiée, s’étant enfuie sous terre.
Quand le film débute, Perpetua vient de mourir chez son frère, dans une favella près de Lima, en chantant à sa fille une dernière complainte. Celle-ci lui a promis de l’enterrer dans son village des Andes mais son oncle, qui dirige une entreprise de fêtes de mariage, lui demande de financer les funérailles. Fausta a un malaise et le médecin révèle à son oncle qu’elle a introduit dans son vagin une pomme de terre qui est en train de pourrir. Mais Fausta refuse de la faire enlever : il s’agit d’une protection anti-viol, le tubercule étant censé dégoûter la gent masculine. Elle se fait engager en ville par une concertiste blonde et méchante. Fausta ne parle quasiment pas et semble terrorisée, spécialement par les hommes. Quand la pomme de terre germe, elle en coupe les racines, dans un geste d’auto-castration répété. Pour se consoler, elle invente des mélopées en quechua qui font allusion à l’histoire de sa mère.
Le film raconte comment elle arrivera à accepter qu’on lui enlève du sexe la pomme de terre pourrie et qu’on enterre le cadavre momifié de Perpetua, l’une étant une métaphore (trop) évidente de l’autre. Et c’est justement la pauvreté du scénario qui pèche dans ce film où s’enchaînent les images fortes et les gros plans calculés sur le visage extraordinaire de Fausta (Magaly Solier) sans qu’on échappe pourtant à un certain ennui. Certes — et cet aspect documentaire est le meilleur du film —, on voit la vie dans la favella avec ses scènes féroces et cocasses : un mariage collectif où les novios déclarent tous ensemble accepter les novias et réciproquement, comme s’ils les épousaient non pas une par une mais toutes ensembles ; une scène de coiffage des fiancées par des coiffeurs gays qui évoque du Ripstein ; ou encore une séance de photos kitsch des fiancés. Les chansons de Fausta, effectivement poétiques, plaisent à sa patronne musicienne qui y retrouve son inspiration, mais qui rejette Fausta après un concert où elle a brillé, dans un esprit trop attendu de classe et de race. Un jardinier (bien sûr) prend soin de Fausta et lui offre un plant de pomme de terre fleuri qu’elle finit par accepter après sa « délivrance » par le chirurgien. Elle peut alors laisser le cadavre de sa mère dans le désert, face à la mer et trouver l’amour (et son âme).
Ce film, censé être sur la mémoire, ne raconte rien des circonstances de la guerre civile, ainsi ne prend-il pas parti. Pourquoi pas ? On peut faire œuvre de mémoire sans être explicite — Je pense à Wonderful Town, d’Aditya Assarat, sur le tsunami ou à La mujer sin cabeza de Lucrecia Martel (cf. ce blog). Mais dans ces deux films, la métaphore restait énigmatique — d’où leur poésie —, et le spectateur, envoûté, devait en reconstruire, même à son insu, le terme absent. Ce travail lui faisait ressentir quasi physiquement la disparition et la perte. La pulsion de mort y était matérialisée à travers les péripéties de l’histoire singulière d’un personnage. Dans Fausta, tout est là, étalé et naïf, et qui finit beaucoup trop bien, par la réconciliation sans reste des Indiens massacrés et violés avec leur histoire (un peu facile, non ?). Aucun personnage n’a d’épaisseur, chacun n’est qu’une pure allégorie. Sans oublier la supériorité démontrée de la musique indigène créative sur la vieille musique blanche seulement interprétée et d’autres clichés pleins de bons sentiments qui sonnent faux. Ce n’est pas la première fois qu’on voit des films qui veulent traiter du colonialisme ou d’autres oppressions s’engouffrer sans humour ni distance dans l’allégorie et abuser de symboles faciles. Mange, ceci est mon corps de Michelange Quay, sur Haïti, m’avait fait cet effet (en bien pire), abusant jusqu’à l’indigestion de l’opposition noir/blanc, diversement déclinée de façon orale : bouche noire tétant un sein blanc, yaourt blanc et peau noire, etc. Ne dit-on pas que l’enfer est pavé de bonnes intentions…

Aglaé, dimanche 29 juin 2009

lundi 15 juin 2009

Anti-Nietzsche

Sur Antichrist, de Lars von Trier (2009)

Je me suis passablement ennuyée en regardant le dernier film de Lars von Trier, Antichrist, supposé pourtant hyper scandaleux. À Cannes, on a même donné un prix d’interprétation à Charlotte Gainsbourg parce que, la pauvre, supporter tout cela, même si des acteurs pornos ont doublé les scènes sexuelles, ça prouve qu’elle est une vraie actrice. Certes, on y trouve une anthologie de tout ce que l’on adore montrer au cinéma (sentiment de déjà-vu) : une demi-castration, un démembrement au vilebrequin, une auto-excision au sécateur, des masturbations féminines boueuses (dans la terre), et des coïts, surtout vus de dos, le tout sans aucun effet érotique, ce qui est intéressant d’ailleurs, pourquoi ?
Un très mignon petit garçon saute par la fenêtre avec son doudou pendant que ses parents font l’amour sur la machine à laver (il n’y a vraiment pas de quoi se tuer, mais enfin…). Sa mère s’effondre, est hospitalisée. Son mari, psychothérapeute et gourou d’inspiration cognitiviste, décide de la soigner lui-même (puisqu’il l’aime !), et la fait sortir de l’hôpital contre avis médical et contre toute éthique ordinaire puisqu’en principe on ne soigne pas sa propre famille. Le film montre en effet que c’est catastrophique, et, de ce point de vue, même si on nous y affirme que « pour la psychologie moderne, Freud est mort», le cognitivisme s’y montre sous un jour bien grimaçant. On a dit que le film était misogyne, que Lars von Trier avait succombé à ses démons, etc. Mais le film n’est pas plus misogyne que misandre, car le mari n’est pas vraiment mis en valeur ! Il décide de faire revivre à sa femme toutes les expériences désagréables qu’elle a eues avec son fils juste avant sa mort dans leur chalet nommé Eden. En fait, tout est à entendre et voir par antiphrase dans ce film, à l’image de la folie supposée de la femme. Elle prépare une thèse, « Gynécide », sur les tortures des sorcières au Moyen âge et elle est devenue maléfique par contagion : n’a-t-elle pas mis sciemment ses chaussures à l’envers à son fils qui, à l’autopsie, révèle une légère déformation des pieds ? C’est presque Œdipe, mais c’est quand même beaucoup plus bête. Ce détail des chaussures à l’envers est le symbole du film : Tout doit être inversé, le bon psychothérapeute est sadique, la mère éplorée est obsédée sexuelle et frigide, Eden est l’enfer, etc. On s’attend à la conclusion dès le premier tiers du film et on ne se trompera pas. La sorcière, en communion avec une nature mauvaise mais pas vraiment à la hauteur de Sade, possède son thérapeute de mari qui se met à avoir des hallucinations dégoûtantes, visions de charogne animales et d’accouchement monstrueux. Elle-même entend les cris de son bébé mort. Il y a, plus que de la femme, une obsession quasi-psychotique de la maternité et du sexe comme moyen de reproduction, qui explique peut-être le manque total d’érotisme et l’ennui que l’on ressent. Les dialogues sont complètement idiots ; les images très travaillées, comme des tableaux : on voit les morts sortir de terre comme dans des tableaux du jugement dernier. On est dans un monde onirique (plutôt bad trip), presque comme un film d’animation dont les personnages, même si leurs visages sont maquillés pour qu’ils aient l’air de plus en plus maléfiques, ressemblent à ces figures tracées par terre à la craie dans Dogville. La musique ? Du Haendel, évidemment ! À la fin, on nous dit que le film est un hommage à Tarkovski, je n’ai pas saisi pourquoi…

Aglaé, dimanche 14 juin 2009

vendredi 5 juin 2009

Guerre des images

Immersion, Harun Farocki, 2009, vidéo, 43mn.

Dans l’exposition au Jeu de Paume (jusqu’à dimanche 7 juin), « Harun Farocki/Rodney Graham » (mais quel rapport entre ces deux vidéastes, d’ailleurs ? Ravages du comparatisme), j’ai été impressionnée par la dernière œuvre présentée de Harun Farocki, Immersion.
Farocki a toujours travaillé sur les effets de la guerre et particulièrement sur les armes « intelligentes » et les images opératoires qu’il distingue des images informatives ou destinées à divertir. Il a ainsi réalisé un film sur les balles-voyantes où sont fixées des caméras qui enregistrent les dernières images de la cible avant d’exploser avec elle : version guerrière de l’homme-machine (mais quand il n’y a plus d’homme), « L’homme à la caméra » de Dziga Vertov, sur lequel il avait fait une vidéo que j’avais vue à Luxembourg en 2007, dans l’extraordinaire exposition de Régis Michel « L’œil-écran ou la nouvelle image».
Immersion a été tourné à l’« Institute for Creative Technologies », en Californie. Ce laboratoire est spécialisé dans le traitement psychologique des soldats revenants d’Irak et d’Afghanistan souffrant d’un Post-traumatic Stress Disorder. Les soldats traumatisés sont placés dans une cabine, harnachés de diverses manettes et lunettes et commandent un jeu vidéo en 3D qui reproduit une ville qu’on leur a demandé de « nettoyer » (c’est le cas de l’un des soldats que l’on filme). Il y a des ponts qui sautent, des bombes, des hélicoptères, des gens qui meurent et ils peuvent agir dans ce cadre et le modifier avec des armes virtuelles, pour se défendre ou attaquer. Le soldat raconte ce qui lui est arrivé devant une dame, une psychologue, qui « joue » avec lui dans la cabine, et qui l’incite à poursuivre lorsqu’il s’effondre. Le soldat en question s’était séparé de son collègue, contre les ordres de sa hiérarchie, pour que chacun fasse le tour et se retrouve après, afin de gagner du temps. Cet homme sensible avait refusé de tirer dans le tas après avoir enfoncé les portes du village. Séparé de son collègue, il est submergé d’une terreur sans nom lorsque, revenant sur ses pas, il reconnaît les jambes de celui-ci, sectionnées, et surmontées d’une bouillie de chair et d’os avec quelques lambeaux d’uniforme américain. Paniqué, il retrouve sa compagnie et se sent coupable d’avoir désobéi et laissé seul son copain : il pense être la cause de sa mort et souffre d’une sorte de mélancolie.
La brutalité du procédé m’a laissée sans voix : une fois son récit énoncé de façon hachée devant les image de guerre qui défilent sur l’écran, le soldat est plié en deux, prêt à vomir. La psy lui enjoint alors d’une voix sèche et ferme de tout recommencer depuis le début, en boucle, comme un enfant avec un jeu vidéo. On ne peut pas s’empêcher de comparer cette femme qui donne des ordres à la hiérarchie militaire qui ordonnait au soldat de « nettoyer » le village sur le champ de bataille. De même il doit maintenant « nettoyer » son psychisme en conflit. Devant cet ordre de « recommencer », le spectateur reste bouche bée, comme le soldat, désespéré d’ailleurs. Le but thérapeutique est sans doute de « désensibiliser » le soldat des images insoutenables du corps démembré de son semblable, qu’il s’y habitue et prenne de la distance. J’ai du mal à imaginer que cette méthode puisse être efficace, mais, en tout cas, le remède si remède il y a, me paraît pire que le mal : du dressage militaire, du conditionnement brutal, sous prétexte de soigner. On utilise aussi ce style de méthode de déconditionnement, avec des photos cette fois, avec les criminels sexuels, pour les dégoûter de leurs pulsions, absurdité cruelle sans nom. Le mot « éthique » est souvent galvaudé, mais devant de tels procédés de dressage appliqué à des personnes en détresse, ironiquement dénommés, "creatives techologies", on ne peut s’empêcher d’y penser.
Du coup le film d’Ari Folman, Valse avec Bachir (2008), qui est un documentaire d’animation sur le massacre de Sabra et Chatila m’est apparu sous un nouveau jour. Le style, « jeu vidéo avec musique rock » de la guerre elle-même dans ce film, n’est-il pas déjà lié à un préconditionnement des jeunes appelés ? Finalement, on les conditionne à (ne pas) penser la guerre comme un prolongement de la console vidéo de leur enfance, puis, au retour, lorsqu’ils sont traumatisés, on se remet à jouer avec eux pour les soigner. Ainsi, il y a une continuité du jeu vidéo avant/pendant/après qui rejette l’idée qu’on soit jamais sorti du jeu/fantasme, ce qui est évidemment faux, comme le prouve l’existence de la névrose traumatique avec ses cauchemars répétitifs, qui signe la rencontre du réel qui a troué cet écran vidéo. Il aura du mal à se recoller avec la rustine psychologique du déconditionnement vidéo. La médecine ou la psychologie montrent là leur complicité avec le déni de l’horreur de la guerre, paradoxalement gommée par l’image, même et surtout l’image de guerre…

Aglaé, vendredi 5 juin 2009