lundi 12 avril 2010

Une émission télé sur "Le crépuscule d'une idole. L'affabulation freudienne", Michel Onfray

« Moi, j’ai tout lu !», à propos d’une interview de Michel Onfray sur Le crépuscule d'une idole. L'affabulation freudienne, Grasset, 2010.

L’interview télévisée dont je donne les liens ci-dessous vaut d’être regardée pour son poids idéologique. M. Onfray y est interrogé par un journaliste à propos de son livre contre Freud. Chaque parole mériterait commentaire et réponse mais je me contenterais de ce qui m’a frappée à première vue.
La victimisation :
Interpellé, il est vrai, par le journaliste, Onfray se présente d’emblée comme une victime de la pédophilie des prêtres, mais reconnaît qu’un évêque lui a fait des excuses. Cela nous met d’emblée du « bon côté » de la barrière, par glissement : il s’agit des victimes de la psychanalyse, chères aux anti-sectes, dont, à travers ce livre, Onfray prend la défense.
Le nazisme :
La psychanalyse est mise d’emblée du côté des grandes religions voire des fascismes (chez Onfray le glissement est facile et constant) du 20ème siècle, à côté du stalinisme et du nazisme. Mais oui, Onfray donne « toutes les preuves » dans son livre. Freud passe pour « un Juif libéral plutôt de gauche », et bien, non il a en fait négocié avec le nazisme et soutenu Goering par le biais de l’institut du même nom (il est avéré que cette affirmation est fausse. Freud a, au contraire de Jones plus tard, refusé de négocier avec Boehm, envoyé par Goering). Si ses livres ont été brûlés c’est seulement parce qu’il était juif, pas psychanalyste. (« Les Juifs gênaient le national-socialisme », précise M. Onfray, on appréciera).
Aujourd’hui comme hier, l’argent :
L’imposture freudienne est soutenue aujourd’hui par une « petite dizaine » d’individus en France qui y ont des intérêts financiers puissants. Freud, qui adorait l’argent (pourquoi alors Marie Bonaparte a-t-elle dû payer pour qu’il puisse échapper au régime en 38 s’il était milliardaire et copain avec Goering ?), se faisait payer 450 euros la séance, 5 fois par semaine !!! Effectivement, il ne doit pas il y avoir beaucoup d’analystes qui se font payer ce prix aujourd’hui… Donc c’est un complot de l’argent qui empêche que les vérités incontestables enfin mises au jour en France par Onfray aient été divulguées plus tôt. Rien à voir avec les concepts ni la philosophie, en fait… Onfray s’attend courageusement à être traité d’antisémite (il est vrai que l’idée d’un complot de l’argent en France pour soutenir Freud, le nom « juif » qui arrive pour qualifier Freud dans l’interview précisément quand on parle du nazisme, sont assez inquiétants). Mais Onfray n’est quand même pas pire que Freud qui a soutenu Dolfuss, Mussolini, Goering, alors, il ne va pas s’en faire pour si peu…
La mort :
La seule chose que Freud avait de bien : sa mort stoïque, d’autant que personne ne le supportait plus. Aimable, non ?
La morale :
Freud était immoral. Il a couché avec sa belle-sœur (Onfray en a les preuves) ; il prenait de la cocaïne donc c’était un drogué ; il prétend être un aventurier voire un conquistador dans une lettre à Fliess (c’est scandaleux) ; il a pensé que les filles hystériques étaient violées par leur père. Pour moins que cela, on l’enverrait volontiers en prison. Et un peu d’humour, Mr Onfray, ça existe pourtant chez certains philosophes, il est vrai que le populisme s’en passe en général.
La masturbation, la musique :
Freud avait des idées bizarres, il pensait que la masturbation était dangereuse pour les enfants et que les musiciens étaient intéressés par la pulsion anale, c’est évidemment « ridicule ». Onfray a-t-il lu cette exquise lettre à Abraham où Freud traite les philosophes de fétichistes ? N’est-ce pas grotesque aussi ?
Plagiat :Freud a tout pompé sur les philosophes, comme Empédocle pour la pulsion de mort ; Nietszche, Schoppenhauer, Hartman… Il n’a rien inventé, surtout pas l’inconscient. Il n’est qu’un philosophe plagiaire, déjà critiqué par Reich, Sartre, Deleuze et Guattari, Derrida (il se retournerait dans sa tombe, je crois, s’il entendait avec quoi on le met en série), et bien d’autres éminents philosophes incontestablement de gauche, comme Onfray.
Le placebo et les labos :
La psychanalyse guérit 30% des cas comme tous les médicaments, à savoir les bien-portants, c’est démontré par les labos pharmaceutiques. La psychanalyse est à égalité avec Lourdes comme prescription, la religion soigne les gens mais ça ne démontre pas que Dieu existe. Une question à M. Onfray : comment ça marche les placebos, comment opère la suggestion, ne serait-ce pas Freud lui-même qui l’a expliqué dans Psychologie collective et analyse du moi ? Bizarre aussi pour un philosophe aussi « pur » que M. Onfray de s’appuyer sur l’autorité scientifique et morale des labos pharmaceutiques en ce moment, non ? N’y a-t-il pas là des lobbys d’argent, autrement plus sérieux que les dix supposés psychanalystes français à 450 euros, qui prescrivent des molécules offensives en grand nombre et des psychothérapies cognitives en masse pour beaucoup d’argent, avec des justifications scientifiques souvent assez réduites ? Quel choix idéologique lourd de conséquences, Mr Onfray ! D’ailleurs, Freud l’a dit lui-même et vous le citez à l’appui, un jour la biochimie avec ses molécules permettra de résoudre les névroses et la psychanalyse sera inutile : ce jour de gloire est donc arrivé, Mr Onfray ?
Kant nazi :
Et j’en passe, que de perles moralistes, d’une idéologie populiste de bas étage, où l’on flatte tous les lieux communs (qu’est-ce qu’on en a à faire, de savoir avec qui couchait Freud, sauf par intérêt biographique ?), débitées avec une suffisance incroyable ! Parce que « Moi j’ai tout lu », en un seul été s’il vous plaît, en traduction française (incontestable comme chacun sait) et avec la correspondance aussi, guidé par Le livre noir de » la psychanalyse, un tissu génial de vérités, et coaché par Borch-Jakobbsen. Avec ces viatiques, on est sûr de tenir en main « toutes les preuves » !
Il y a deux ans, avec « Le songe d’Eichmann », c’était Kant qui était « compatible » avec le nazisme, « démontrait » de même Onfray, qui, là encore avait tout lu, contrairement aux professeurs de philosophie qu’il abomine. Lorsque Elisabeth Badinter lui disait que sa lecture était anachronique, et qu’en plus, il ne faisait que déformer les propos d’Hannah Arendt, il répondait juste par une petite moue. On ne va quand même pas se fatiguer à argumenter avec des philosophes sur des évidences comme le nazisme de Kant, tout de même !
Nous, pauvres dupes de la psychanalyse à sauver d’urgence, on lit Freud depuis des années, et avec l’allemand en plus, et aussi tous ses commentateurs internationaux, dont Lacan. Alors un été, ça nous paraît un peu court, MrOnfray ! Même si vous vous prenez modestement pour « le miroir de Freud »! Remettez-vous donc vite au travail !

Aglaé, le 12 avril 2010

Liens :
Onfray VS Freud [1/3]
http://www.dailymotion.com/video/xcwt1o_onfray-vs-freud-1-3_news

Onfray VS Freud [2/3]
http://www.dailymotion.com/video/xcwtc3_onfray-vs-freud-2-3_news

Onfray VS Freud [3/3]

lundi 1 février 2010

Sur "La pierre", de Marius von Mayenburg, 2009, mise en scène de Bernard Sobel au théâtre de La Colline

Jette la pierre au grand-père !


Le personnage essentiel de La pierre, de Marius von Mayenburg, n’est pas une personne mais une maison de Dresde. La pièce met en scène trois générations de femmes autour de l’histoire de cette maison, entre 1935 et 1993 : la grand-mère Witha, sa fille Heidrun et sa petite fille Hannah. En 1935, Wolfgang, le mari de Witha est vétérinaire dans un institut d’état et son chef, juif, est interdit de travail et en danger de mort. Il doit fuir l’Allemagne pour les USA avec sa femme Mietze. Witha a toujours adoré leur maison et son mari la rachète à bas prix à son patron. Or celui-ci et sa famille n’arriveront jamais à destination : ils sont raflés avant, mais après avoir cédé la maison.
En 1945, sous les bombes alliées, Wolfgang se suicide à l’entrée des Russes à Berlin, fidèle à l’Allemagne. Witha et sa fille Heidrun, au prénom de chèvre féconde conforme à l’idéologie aryenne, restent dans la maison jusqu’en 1953. A cette date, alors qu’elles doivent partager la maison partiellement réquisitionnée, elles s’enfuient à l’Ouest. La maison servira à loger plusieurs familles. En 1978, enceinte, Heidrun revient furtivement avec sa mère pour revoir la maison de son enfance. Enfin, en 1993, après la chute du mur, Witha revient avec Heidrun et sa fille adolescente reprendre possession de son bien, après en avoir fait chasser la famille qui y habitait. Ces différents moments sont revécus grâce à des dialogues entre les trois femmes et les fantômes réveillés par leur retour dans la maison : les fantômes de Mietze, la propriétaire juive expropriée, celui de Wolfgang, et aussi la visite dérangeante de Stéphanie, la fille des occupants de la maison pendant la période de la RDA.
La succession des scènes montre la déconstruction d’un mythe familial transmis par les femmes, et appuyé sur l’histoire de l’Allemagne pendant ces 60 ans. Il ne s’agit pas seulement du mensonge des parents à leurs enfants mais du fait, essentiel, que les enfants exigent ce mensonge pour enjoliver la stature de leurs ancêtres. Au fur et à mesure des générations, le mensonge enfle ainsi, recouvrant presque tout.
Pour Hannah, son grand-père est un héros anti-nazi qui a sauvé son patron juif, Monsieur Schwarzmann, en lui permettant de s’enfuir à temps à l’étranger. Déracinée dans la société de l’Allemagne réunifiée où elle arrive adolescente avec un accent de l’Ouest, Hannah veut, avec l’argent de son père divorcé, partir retrouver cette famille dont elle croit avoir retrouvé la trace à Brooklyn, à l’orthographe du nom près : Madame Schwartzmann aurait sauvé les œuvres de Beckmann, emportant les toiles roulées dans ses bagages, et serait devenue une riche et célèbre marchande d’art, ainsi que sa fille. C’est au moment de lui écrire une lettre qu’elle apprend de sa grand-mère que Madame Schwarzmann, dénoncée anonymement, n’a quitté l’Allemagne nazie que pour les camps.
Pour Heidrun, son père est aussi un héros, dont le symbole est « la pierre », celle que lui auraient jeté un jour les nazis pour le punir d’avoir sauvé des Juifs. Devenue un presse-papier ornant le bureau de Witha, la pierre sera enterrée par Heidrun dans le jardin au moment du départ à l’Ouest en 1953. Elle reviendra la chercher chez Stéphanie en 1978, alors qu’elle est enceinte d’Hannah. Dans le jardin est aussi enterrée, mais dans un trou différent, la lettre de suicide de Wolfgang avec l’insigne nazi de Witha. Celle-ci les a montrés à Heidrun en 1953. Elle a appris ainsi que sa mère, qui avait peur d’être prise à tort pour une Juive, aurait été contrainte d’arborer cet insigne… En fait, la pierre avait été jetée sur Wolfgang par les Allemands qui croyaient la maison toujours habitée par des Juifs… cette pierre cherchait à lapider des Juifs, elle n’est pas le symbole du courage de Wolfgang mais plutôt de sa lâcheté : le grand-père, terrifié, ne disait rien et se terra à l’intérieur de « sa » maison, qui sentait « le Juif », jusqu’à la fin. Cependant Witha raconte qu’il a été tué par une balle russe perdue à la libération, un « tir d’allégresse ». Ainsi, dans le jardin, il y a le trou de la « vérité » du père et, à côté, celui de la pierre, témoin du pire transformé en symbole d’héroïsme : même si elle sait qu’il y a le premier trou, Heidrun ne veut connaître que le second et c’est la pierre glorieuse qu’elle revient chercher au moment de devenir mère.
Stéphanie a été expulsée violemment de « sa » maison au moment de la réunification : les propriétaires légitimes reprenaient leur bien. Son grand-père, déplacé et malade, en est mort : il avait perdu brutalement tous ses repères. De plus, en 1978, les riches femmes de l’Ouest lui avaient promis de lui envoyer du chocolat tous les ans en échange de la pierre et elles ne l’ont pas fait. Elle revient pour le leur reprocher en 1993, à la place de la petite fille qu’elle était et qui ne comprenait pas ce qui se passait, et en miroir avec l’autre fille, Hannah. Eux, sa famille, à l’Est, n’ont jamais rien possédé. Ils ont été expulsés de cette maison que le régime communiste ne leur a jamais donnée, ils sont de purs expulsés qui n’ont jamais été propriétaires. Nous aussi, on a payé le prix, prétend Heidrun, puisque mon père a été tué par les Russes.
La maison garde toutes ces traces, enterrées dans le jardin, comme des traces archéologiques de l’inconscient des protagonistes. La mise en scène de Sobel, sobre et percutante, fait paraître l’enchevêtrement de la mémoire par un artifice simple : sur une même scène qui figure la maison et le jardin par derrière, les dates s’affichent tour à tour sur des néons en forme de bâtons tous semblables, appelées plusieurs fois dans le présent par un souvenir ou par une parole qui ricoche sur deux générations,
La vérité n’est jamais dévoilée, juste mi-dite. Witha s’embrouille, retrouvant ses souvenirs et le fantôme de son mari dans la maison où elle revient vielle et perdant un peu la tête. Personne n’est complètement mauvais ni complètement bon : Wolfgang, comme le dit Witha, « n’était pas un héros, mais il a toujours été dans la résistance. Pas pour des raisons politiques mais par principe. Quand quelqu’un disait quelque chose, il était contre, parce qu’il voulait savoir s’il y avait quelque chose derrière. Ça a fichu en l’air beaucoup, bien sûr, mais une grenouille aussi est fichue quand on lui extrait les nerfs, et c’est bien ce qu’il était, un vétérinaire, un homme de science. » (p. 32). Cette ambiguïté généralisée qui peut apparaître comme de l’humour noir involontaire est la matière même du surmoi de la plus jeune, Hannah, dont l’étoffe est, très freudiennement, celle du « grand homme » que doit être à tout prix son grand-père. Il n’était pas un « vrai » nazi mais il a quand même profité du nazisme et, en même temps, il en est mort parce qu’il ne pouvait pas y renoncer même in fine. L’humour apparaît aussi dans les répliques qui déclenchent le passage d’une époque à l’autre : des paroles d’hospitalité, qui concernent justement les visiteurs expropriés de la maison : voulez-vous du café ?
L’intérêt de la pièce est dans cette vision de l’auteur, partiellement autobiographique semble-t-il, qui juge « à côté de la plaque » la revendication actuelle de certains Allemands d’avoir été finalement « eux-aussi » des victimes « dans leur identité allemande ». Marius von Mayenburg montre au contraire la complexité de leur position de complices du nazisme, pas du tout malgré eux, même si ils en ont finalement secondairement pâti. La complexité vient aussi des suites de la défaite, jusqu’à aujourd’hui : l’histoire de l’Allemagne ne s’arrête pas en 45, elle s’est poursuivie, comme celle de la maison, extorquée légitimement et que personne ne viendra jamais plus réclamer puisque ses premiers occupants ont été exterminés. L’axiome de Proudhon, « la propriété, c’est le vol », prend dans ce cadre de déplacements forcés (et au départ mortels) une force inattendue. L’inconscient de chacun enregistre ces répétitions inexorables de l’histoire, expropriations et intrusions successives qui ne laissent personne indemne mais n’exemptent pour autant d’aucune responsabilité. Et chacun y surajoute son fantasme, contribuant au roman familial et au mythe collectif qui embrouille tout, avec un certain « besoin de mensonge », précise von Mayenburg.

Aglaé, le dimanche 31 janvier 2010

vendredi 13 novembre 2009

Caviardage

Sur (A)polonia de Krzysztof Warlikowski

Jusqu’ici, j’ai adoré tous les spectacles de KW que j’ai vus : Krum, le Kushner, les Bacchantes et même ses mises en scène d’opéras parisiennes si controversées. Et j’ai hâte de voir bientôt son Tenessee Williams. Mais après (A)polonia, j’ai éprouvé une sorte de tristesse : déception, incompréhension peut-être. Certes le malaise de KW, metteur en scène, co-auteur du texte — mais justement c’est bien le problème, ces multiples fragments juxtaposés constituent-ils un texte ? — est perceptible et m’est sympathique, malaise avec la Pologne, avec son histoire marquée par l’antisémitisme, avec le catholicisme, malaise sexuel, malaise politique, malaise personnel sans nul doute… Et au fond, cette pièce conçue comme un ensemble d’exercices virtuoses avec les acteurs de sa troupe (tous exceptionnels, comme d’habitude) en serait une sorte d’exorcisme, de psychanalyse sauvage, mais cela en fait-il une pièce de théâtre ? Question personnelle que j’essaierai de préciser avec des phrases de KW extraites du programme (P) et du dossier de presse de la pièce (DP) :
« J’ai de plus en plus de mal à trouver suffisamment d’espace chez un seul auteur. »(P) Pourtant, Eschyle, Euripide, pour les Anciens, ça fait déjà beaucoup de place pour un metteur en scène, Littell, Coetzee, Krall, sans parler des autres, encore plus : alors, crise littéraire ou inflation de l’ego ? Notons d’ailleurs que Les Bienveillantes, roman que j’apprécie et que j’ai étudié, est déjà une interprétation de l’Orestie. Le héros est un Oreste matricide et incestueux, infanticide de surcroît, dans son histoire non officielle. Parler des bourreaux est difficile et Littell l’a fait d’une façon nouvelle, non triviale. En tirer une pièce aurait déjà évoqué Eschyle et n’aurait pas été mal. En prenant le parti des morceaux choisis, le malentendu surgit. Prenons par exemple le « compte » des morts de la guerre, recopié de Littell. Pour Maximilien Aue, le héros littellien, il s’agit de paraître raisonnable, scientifique : il est nazi mais soi-disant critique des méthodes non rentables du Reich, du gaspillage humain. Position hyper-cynique, et pointe ironique de Littell qui transparaît dans cette énumération. Dans la pièce de KW, c’était au premier degré, fait pour susciter l’horreur du spectateur, renforcée par des parasites de micros intentionnels… Du coup, cette comptabilité globale de la mort masquait l’horreur de l’anonymat des disparus, l’innombrable justement notamment de la Shoah où les noms eux-mêmes sont abolis. C’est un simple exemple, mais il montre ce qui se passe quand on découpe une citation, un paragraphe en le juxtaposant à d’autres…
Et puis : « La similitude des destinées d’Alceste et d’Apolonia m’a intrigué dès le début, mais leur histoire était peut-être trop semblable. » Alors je demande : quel rapport entre une femme qui se sacrifie délibérément par amour pour son époux et une femme qui sauve des enfants juifs, juste ses voisins, qu’elle n’a pas choisis, sachant qu’elle risque la mort (mais qui tente quand même le coup)? Pour moi, ça n’a rien à voir. Je ne trouve pas qu’Iphigénie décide de se sacrifier, c’est un sacrifice promis aux Dieux par son père, ce n’est pas vraiment une décision à elle. Il est vrai, dans tous ces exemples féminins, Alceste, Iphigénie, Apolonia, le père joue un rôle prévalent, mais est-ce suffisant à créer la similitude ? Le mot de « sacrifice » n’est-il pas polyvalent ? D’analogie en analogie, on va fort loin : « Iphigénie se sacrifie pour l’Hellade comme un jeune Palestinien peut le faire pour sa terre avec toujours, sans doute, la peur d’un au-delà inconnu. (DP) » KW parle-t-il là des attentats suicides ? Iphigénie est-elle une bombe volontaire qui tue le plus grand nombre en se suicidant ? N’y a-t-il pas quelque chose de radicalement nouveau dans les attentats suicide, du point de vue du sacrifice ? Iphigénie croyait-elle au paradis sexuel dans l’au-delà comme les terroristes palestiniens ?
« Nous voulons aussi faire bénéficier les héros antiques de tout ce que nous avons appris depuis sur la guerre et sur le sacrifice. (DP) » Je ne suis pas sûre que les auteurs antiques en savaient moins que nous sur ces questions… Y aurait-il eu un progrès ? Le nazisme est-il un progrès dans le savoir ? Est-il comparable aux tragédies grecques, tout est-il comparable ? Ces tragédies anciennes sont-elles caduques ? S’en faire le passeur dans la modernité signifie-t-il forcément les accommoder à l’actualité, donc au nazisme ? Ou s’agirait-il d’une autre sorte de transmission, plus ardue ? De l’invention d’une réécriture, comme l’a fait Heiner Müller en son temps ?
« Le fait de juxtaposer l’extermination des Juifs avec l’holocauste des animaux, scandaleux dans sa simplicité, constitue une provocation extrêmement puissante. C’est le moment qui met en doute la totalité du spectacle, qui bouleverse et qui révolte. Il apporte un autre éclairage au sujet des victimes et trouble définitivement la paix du spectateur. Ce texte m’était nécessaire comme une bouffée d’air. » (Je souligne) Aveu naïf de KW ? En somme, ce passage serait juste là pour provoquer le spectateur (supposé en paix donc idiot, pas comme notre metteur en scène tourmenté), et pourquoi cela donne-t-il de l’air à KW ? S’agit-il de faire souffler une légère brise de scandale pour faire parler de soi (on n’a parlé que de ça dans les journaux, en effet !) Sinon, quel est le « nouvel » éclairage apporté au spectateur par cette comparaison, hélas pas très nouvelle, des Juifs et des animaux ? Qu’on soit contre l’abattage massif des bêtes pourrait se dire tout autrement, n’est-ce pas ?
Finalement, trop d’abondance nuit. J’ai eu l’impression paradoxale d’une énorme censure des auteurs cités en référence, conduisant à un appauvrissement réel au profit d’une thèse confuse sur le sacrifice. C’est l’image d’une grande paire de ciseaux qui me vient : d’un gigantesque caviardage. Ou d’un zapping, d’un copié-collé d’où ne surgit nulle étincelle poétique. Une juxtaposition de scènes tragiques puissantes mais coupées de leur contexte, une citation de Littell qui vire, un discours de Coetzee qui doit provoquer, le récit de Krall qui à lui tout seul eût fait la pièce… En croyant prendre le plus fort de chacun, on en a perdu l’essentiel, à savoir les restes qui cadrent, les détails qui ne comptent pas à première lecture, bref l’insignifiant. Et on en a coupé le plus précieux : le ressort tragique. Il n’en reste qu’une sorte de pathos victimaire, unifié et renforcé (artificiellement à mon avis) par les « trucs » habituels, déjà vus, portés au centuple : vidéo perpétuelle des acteurs trop dansante donnait le mal de mer, orchestre rock sur la scène, porcelaine d’urinoir, cages d’animaux de laboratoire, forçage parasitaire du micro pour souligner certains passages frappants.
La dérision, improvisation des acteurs semble-t-il, sonnait faux, dans un méli-mélo qui tombait à plat. On ressassait la même chose, une thèse opaque sur le sacrifice (qui l’est) : est-ce finalement cela qu’il fallait montrer en acte ? Cette opacité ? Finalement, ce spectacle sentait paradoxalement la censure, non volontaire, inconsciente, celle d’un coup de ciseaux qui pénètre de travers dans un texte, fabriquant une pièce qui tombe comme un vêtement mal coupé, un tissu sacrifié.

Aglaé, e vendredi 13 novembre 2009

vendredi 16 octobre 2009

L’intruse

La nana, Sebastian Silva, Chili, 2009.

Le personnage le plus familier d’une maison, celle qui en connaît tous les recoins, qui en sait le plus sur chaque membre de la famille, c’est évidemment « la bonne ». Ce terme paraitra désuet chez nous, même si « la chose » continue d’exister dans les milieux aisés, mais en Argentine ou au Chili, ils s’agit d’une véritable institution : la chambre, attenante à la cuisine, où dort la « nana » est toujours dessinée par les architectes dans les nouveaux appartements des quartiers chics de la capitale. Les Valdès vivent dans une grande maison d’un quartier résidentiel de Santiago, habitée par une famille nombreuse et plutôt progressiste. Raquel, «Raque Raque », comme disent les cinq enfants qu’elle a élevés et qu’elle considère comme les siens, fait partie de la famille au point qu’on la trouve fatiguée à 41 ans et qu’on veuille l’aider parce que la maison est devenue « trop grande ». Les parents sont décrits avec humour : la mère douce, insipide et débordée par son travail de prof s’en remet entièrement à Raquel et ne peut se passer d’elle ; le père, appelé ironiquement « Mundo », est une sorte de grand enfant qui fait des maquettes de bateau et joue tout le temps au golf en cachette. Raquel est évidemment dans la confidence de ses escapades. Elle adore les fils et c’est réciproque sauf lorsqu’elle se mêle un peu trop de leur sexualité adolescente. Seule la fille aînée l’a à l’œil et prétend que Raquel la déteste. Effectivement, celle-ci gribouille rageusement son image sur les photos de famille et la traite avec injustice. La mère le sait mais ne dit rien, elle ne veut rien en savoir. Le film nous laisse dans l’énigme des ressorts de cette haine pour la jeune fille. Tout juste nous suggère-t-il que Raquel a un conflit douloureux avec sa mère : elle veut à peine lui parler lorsque celle-ci l’appelle pour son anniversaire ou pour Noël et elle pleure. En fait, sa vraie famille, croit Raquel, est celle des Valdès, sa place est d’être la véritable maîtresse de maison et sa fonction est d’être la bonne parfaite, forcément unique donc. C’est pourquoi elle prend mal qu’on veuille la seconder parce qu’on la trouve malade : épuisée, elle se bourre en effet de pilules antimigraine, au point de tomber parfois dans les pommes.
Le film se centre sur cet événement banal : une nouvelle bonne, étrangère, arrive et Raquel s’arrange pour la chasser. L’opération se répète trois fois jusqu’au dénouement, un peu gratuit par rapport à la tension qui tient en haleine le spectateur. En effet, Raquel se livre à des actes limites : elle enferme systématiquement dehors la petite nouvelle, l’intruse qui devient folle d’angoisse, et elle élimine brutalement son chat, lui faisant détruire auparavant les fameuses maquettes du père pour que l’intruse soit châtiée. Elle désinfecte rageusement la salle de bains où l’intruse s’est lavée, etc. Il y a une scène hitchcockienne avec des gants en caoutchouc où l’on croit même qu’elle va l’étrangler. L’actrice, Catalina Saavedra, joue formidablement l’ambiguïté entre la psychopathie d’une femme en position de maîtrise qui ne peut obéir à ses patrons et la mélancolie d’une victime qui a sacrifié son histoire et sa vie à cette famille et qui, tôt ou tard, se retrouvera forcément abandonnée. Elle joue avec un visage figé qui frémit juste un peu au dessus de la lèvre, absolument terrifiante. Le film est très fort dans la succession vertigineuse des taches répétées scandées par le réveil qui sonne trop tôt le matin, avec la double cérémonie du petit déjeuner au lit des parents et de la préparation de la journée des enfants. Raquel court dans la maison. La caméra nous promène avec l’aspirateur jusque dans le dressing où Raquel essaie les vêtements de sa patronne, dans un moment énigmatique qui nous fait attendre une issue sanglante à la Christine Papin ou comme dans Jeanne la douce, le superbe roman du hongrois Dezső Kosztolányi (1926). Mais le film reste sur cette limite et bascule à la fin dans le tragicomique avec une solution faible, par l’amour, un peu dans le style humoristique de la comédie bourgeoise.
Sa force est de filmer la maison de l’extérieur, de la place de la nouvelle bonne, l’étrangère, par la fenêtre d’où Raquel épie, cachée derrière les rideaux, sa proie devenue furieuse d’être enfermée à clef dehors. Seule dans la maison, enfin maîtresse des lieux, à la limite de la folie, on comprend alors que l’intruse véritable, ce n’est pas la nouvelle bonne mais bien Raquel. Unheimlich, étrangement inquiétante pour ses patrons libéraux et même pour les enfants, pas du tout assimilable à un univers familial qu’elle connaît pourtant comme sa poche, Raquel occupe en permanence cette position « extime » où elle est à la fois le cœur et le plus au dehors de l’institution familiale. La caméra réussit à matérialiser avec succès cette exclusion interne : la dernière image nous montre Raquel, encore en train de courir, mais dehors cette fois.

Aglaé, le Vendredi 16 octobre 2009


lundi 28 septembre 2009

Psychopathe de guerre

Démineurs (Hurt Locker), Kathryn Bigelow, USA, 2008

« Un instant plus tard, la bombe éclatait » : Lacan a commenté la duplicité de cet imparfait qui, faute de contexte, laisse indécidable si l’événement a eu lieu ou pas. Démineurs nous fait vivre au paroxysme cette tension pendant deux heures puisque nous sommes projetés « dans la peau » d’un démineur de bombe de l’armée américaine en Irak, James, qui est parachuté à Bagdad dans une petite équipe dont le précédent démineur a sauté sur une bombe, télécommandée de loin par un téléphone portable. Le film, par sa répétition monotone et son côté documentaire (mais c’est une fiction), porte à son comble l’excitation mêlée d’angoisse du spectateur qui expérimente ainsi (toutes proportions gardées) le quotidien de cette équipe de trois hommes fort différents face à la guerre et au risque mortel exacerbé. On constate d’ailleurs que, côté suspense angoissant, le film est plus efficace qu’une bonne intrigue policière…
La thèse du film est livrée dès l’entrée, en exergue - ce qui est dommage - on aurait pu la deviner tout seul : la guerre est une drogue. Au début du film, James a déminé 873 bombes : seul, à main nue avec une petite pince, refusant les équipements électroniques sophistiqués qui réduisent les risques en faisant exploser la bombe de loin, et même le lourd scaphandrier, protecteur mais étouffant. Tout à sa mission, il n’hésite pas à faire courir des risques terribles aux deux autres membres de l’équipe, qui ne sont pas d’accord mais doivent lui obéir puisqu’il est leur chef. Or la vie des uns dépend des autres puisque Sanborn et Elridge, les deux autres soldats, doivent couvrir James en regardant partout et interpréter le moindre geste de la population civile qui est menacée par la bombe mais cache des kamikazes. On le mesure au début : Elridge a hésité une seconde à abattre l’homme au téléphone portable et son chef est mort. La vie de James dépend donc du regard des autres et de leur décision de tuer ou pas sans savoir si c’est nécessaire. Le regard est omniprésent dans le film, symbolisé par une histoire de DVD « flou » vendu à James par un enfant de Bagdad. Il croit reconnaître cet enfant, avec lequel il joue au foot, dans un cadavre piégé, ce qui le conduira à s’exposer inutilement ainsi que ses camarades, outrepassant le devoir militaire dans un but de vengeance passionnelle. Au passage, il incite le psy qui essaie d’interroger sa passion pour le déminage à venir voir ce qui se passe sur le théâtre des opérations pour le « comprendre » et l’autre y perdra la vie.
La question qui traverse le film est : Qu’est-ce qui pousse James à agir ainsi ? On avait une ébauche de réponse au début, mais l’avant-dernière scène la confirme. De retour à la maison, face à son fils bébé entouré d’innombrables gadgets qui joue à se faire peur avec un diable qui sort de sa boîte, James lui explique que ces jouets et d’ailleurs tous ses objets de plaisir l’ennuieront plus tard et qu’il lui faudra alors trouver autre chose…
C’est donc l’ennui, l’incapacité à prendre plaisir aux biens et au bien-être qu’offre la « civilisation » qui pousse le lieutenant James à l’héroïsme, parfois gratuit. Le film conteste habilement l’idéologie classique américaine (amour de la famille, désir de consommation) ainsi que le sentiment patriotique, puisque celui-ci n’est pas le ressort de l’héroïsme, néanmoins réel, de James. Il va se mesurer aux bombes, dans une sorte de pari à chaque fois, parce que ce jeu avec la mort est sa seule raison de vivre, au delà du principe de plaisir freudien qui n’est que principe monotone d’équilibre. La jouissance mortifère qu’il en tire surpasse l’amour paternel incontestable qui l’anime aussi. Le film suggère que cette attitude, admirée mais jugée folle par ses pairs, confine à une sorte de psychopathie de guerre.
Dans Valse avec Bachir, Ari Folman suggérait que la guerre était vécue comme un jeu vidéo par nombre de soldats. Sortir de cet univers de fiction à l’occasion d’un événement guerrier, où un détail déchirait le voile fantasmatique qui les protégeait du réel, les rendait fous. L’efficacité de Démineurs est de montrer une autre face, plus ambiguë et perverse, de la guerre.

Aglaé, le 28 septembre 2009

lundi 6 juillet 2009

L’amour, comment ça marche ?

Sur Whatever Works, de Woody Allen (USA, 2009)

Bien que, comme la salle, universellement hilare, j’aie irrésistiblement ri tout au long de Whatever Works (une locution elliptique difficile à traduire d’ailleurs : « n’importe quoi, du moment que ça marche », « le tout c’est que ça marche »), je suis sortie fort triste de ce dernier film de Woody Allen, pourtant donné pour plus optimiste que de coutume.
En y repensant, c’est pourtant ce que disait Boris, alias l’excellent acteur Larry David, dans un aparté au spectateur, au début du film : « Si tu crois que tu vas voir un ‘good feeling movie’, tu te trompes et tu peux sortir tout de suite de la salle. » Ces apartés scandent le film, donnant au personnage principal une sorte de place de voyant ou de porte voix du sens ultime du film (les autres le croient fou parce que contrairement à lui, ils ne voient pas le public, c’est-à-dire nous, ce qui évoque Hamlet voyant tout seul le spectre). Le film, dans le style d’une comédie new yorkaise, est une suite de répliques désopilantes entre les personnages, Boris, son cercle, et toute une famille réac du sud qui va arriver dans sa vie comme un météorite. Boris est un ex-professeur à la retraite qui a renoncé à tout académisme et vit en enseignant les échecs aux enfants, c’est-à-dire en les insultant ainsi que leur mère. Misanthrope, il tombe amoureux, comme Alceste, d’une jeune fille, Melody, élevée par sa mère pour remporter des concours de beauté locaux, et qui a fui sa famille. Il cherche à éduquer Melody qui ne parle que par cliché (moyennant quoi on s’aperçoit que tout le monde ne parle que par cliché). Il accumule les provocations verbales non politiquement correctes (Juifs, noirs, femmes, enfants). Il va être séduit à son corps défendant et épouser Melody. Puis sa mère, son père, cherchant leur fille, vont débarquer et lui tomber dessus. D’où une série de gags plus loufoques les uns que les autres, satyre aigue de la société américaine, tant «bobo» new yorkaise que «primitive» du sud : la mère va se révéler une «artiste» grâce aux photos des concours de beauté et va vivre dans un «ménage à trois» (prononcé à la française). Le père, reaganiste psychorigide impuissant, se révèle tardivement gay, etc.
La morale « officielle » du film, énoncée par Boris, est en effet apparemment optimiste : il faut prendre ce qui vous tombe dessus, du moment que ça marche. Rien ne sert de calculer, d’espérer façonner son destin, spécialement en matière amoureuse. Elle est littéralement illustrée par les deux suicides ratés de Boris qui se jette par la fenêtre, à chaque fois par amour (la première fois, il avait épousé une femme trop parfaite, puis, la seconde fois, Melody le quitte pour un acteur d’Hollywood). La seconde fois il tombe par la fenêtre sur une «psychic», un medium, ce qui donne lieu à une réplique géniale (il faut voir le film, ne serait-ce que pour ses incroyables dialogues) et se remarie pour la troisième fois avec elle, c’est la fin du film, un happy end, donc. CQFD, sauf que…
… si on réfléchit, quel est le destin de Melody ? Elle fuyait sa mère, qui la retrouve chez Boris, incarnée drôlement par des coups frappés à la porte censés mimer la 5ème de Beethoven. Coups du destin, humour noir du surmoi qui vous rattrape toujours… La fille n’en croit pas ses oreilles. Cette mère fatale va la démarier du vieux Boris et la jeter dans les bras du garçon idéal qu’elle lui a choisi : Melody n’échappe donc pas du tout au déterminisme ni à la loi de la mère, il n’y aura pas de hasard pour elle.
Quant à Boris, étant donné qu’il est tout à fait invraisemblable qu’on se jette deux fois par la fenêtre sans problèmes sérieux et assez rare qu’on rencontre ainsi l’élue de son cœur, on ne peut que dénier l’heureuse conclusion apparente du film : si la morale de l’histoire est qu’on doit s’arranger avec ce qui vous tombe dessus, sans aucune marge de manœuvre, eh bien, on est à peu près sûr que ça se passera très mal… D’où peut-être la mélancolie masquée par le comique : le spectateur est divisé entre la sentence « officielle » de Boris, « si tu obéis au hasard et prends whatever works, ça ira bien », sorte de message moral faussement rassurant du film, et ce qui se déduit en fait, contradictoirement et ironiquement du film, si on le « démaquille » de son vernis comique : « tu ne peux compter que sur le hasard, il n’y a aucune raison que ça marche et tu n’y peux rien ». Dans les deux cas aucun degré de liberté…
Ce film, faussement optimiste, est donc dans la veine moraliste déterministe et fataliste du précédent, Vicky Cristina Barcelona (cf. ce blog).

Aglaé, dimanche 6 juillet 2009.

lundi 29 juin 2009

La femme sans âme

Sur Fausta, Claudia Llosa, Pérou (2009)

La teta asustada, littéralement, le sein effrayé. La mère de Fausta, une Indienne du Pérou, au prénom bien étudié, Perpetua, a été violée enceinte de sa fille, tandis que son mari était assassiné, par qui ? On ne nous le dit pas, mais il s’agit de la guerre civile au Pérou où les exactions ne manquèrent pas de part et d’autre. Une croyance populaire explique ainsi certains états de mélancolie comme celui dont souffre Fausta : les enfants de femmes violées enceintes naissent sans âme, celle-ci, terrifiée, s’étant enfuie sous terre.
Quand le film débute, Perpetua vient de mourir chez son frère, dans une favella près de Lima, en chantant à sa fille une dernière complainte. Celle-ci lui a promis de l’enterrer dans son village des Andes mais son oncle, qui dirige une entreprise de fêtes de mariage, lui demande de financer les funérailles. Fausta a un malaise et le médecin révèle à son oncle qu’elle a introduit dans son vagin une pomme de terre qui est en train de pourrir. Mais Fausta refuse de la faire enlever : il s’agit d’une protection anti-viol, le tubercule étant censé dégoûter la gent masculine. Elle se fait engager en ville par une concertiste blonde et méchante. Fausta ne parle quasiment pas et semble terrorisée, spécialement par les hommes. Quand la pomme de terre germe, elle en coupe les racines, dans un geste d’auto-castration répété. Pour se consoler, elle invente des mélopées en quechua qui font allusion à l’histoire de sa mère.
Le film raconte comment elle arrivera à accepter qu’on lui enlève du sexe la pomme de terre pourrie et qu’on enterre le cadavre momifié de Perpetua, l’une étant une métaphore (trop) évidente de l’autre. Et c’est justement la pauvreté du scénario qui pèche dans ce film où s’enchaînent les images fortes et les gros plans calculés sur le visage extraordinaire de Fausta (Magaly Solier) sans qu’on échappe pourtant à un certain ennui. Certes — et cet aspect documentaire est le meilleur du film —, on voit la vie dans la favella avec ses scènes féroces et cocasses : un mariage collectif où les novios déclarent tous ensemble accepter les novias et réciproquement, comme s’ils les épousaient non pas une par une mais toutes ensembles ; une scène de coiffage des fiancées par des coiffeurs gays qui évoque du Ripstein ; ou encore une séance de photos kitsch des fiancés. Les chansons de Fausta, effectivement poétiques, plaisent à sa patronne musicienne qui y retrouve son inspiration, mais qui rejette Fausta après un concert où elle a brillé, dans un esprit trop attendu de classe et de race. Un jardinier (bien sûr) prend soin de Fausta et lui offre un plant de pomme de terre fleuri qu’elle finit par accepter après sa « délivrance » par le chirurgien. Elle peut alors laisser le cadavre de sa mère dans le désert, face à la mer et trouver l’amour (et son âme).
Ce film, censé être sur la mémoire, ne raconte rien des circonstances de la guerre civile, ainsi ne prend-il pas parti. Pourquoi pas ? On peut faire œuvre de mémoire sans être explicite — Je pense à Wonderful Town, d’Aditya Assarat, sur le tsunami ou à La mujer sin cabeza de Lucrecia Martel (cf. ce blog). Mais dans ces deux films, la métaphore restait énigmatique — d’où leur poésie —, et le spectateur, envoûté, devait en reconstruire, même à son insu, le terme absent. Ce travail lui faisait ressentir quasi physiquement la disparition et la perte. La pulsion de mort y était matérialisée à travers les péripéties de l’histoire singulière d’un personnage. Dans Fausta, tout est là, étalé et naïf, et qui finit beaucoup trop bien, par la réconciliation sans reste des Indiens massacrés et violés avec leur histoire (un peu facile, non ?). Aucun personnage n’a d’épaisseur, chacun n’est qu’une pure allégorie. Sans oublier la supériorité démontrée de la musique indigène créative sur la vieille musique blanche seulement interprétée et d’autres clichés pleins de bons sentiments qui sonnent faux. Ce n’est pas la première fois qu’on voit des films qui veulent traiter du colonialisme ou d’autres oppressions s’engouffrer sans humour ni distance dans l’allégorie et abuser de symboles faciles. Mange, ceci est mon corps de Michelange Quay, sur Haïti, m’avait fait cet effet (en bien pire), abusant jusqu’à l’indigestion de l’opposition noir/blanc, diversement déclinée de façon orale : bouche noire tétant un sein blanc, yaourt blanc et peau noire, etc. Ne dit-on pas que l’enfer est pavé de bonnes intentions…

Aglaé, dimanche 29 juin 2009

lundi 15 juin 2009

Anti-Nietzsche

Sur Antichrist, de Lars von Trier (2009)

Je me suis passablement ennuyée en regardant le dernier film de Lars von Trier, Antichrist, supposé pourtant hyper scandaleux. À Cannes, on a même donné un prix d’interprétation à Charlotte Gainsbourg parce que, la pauvre, supporter tout cela, même si des acteurs pornos ont doublé les scènes sexuelles, ça prouve qu’elle est une vraie actrice. Certes, on y trouve une anthologie de tout ce que l’on adore montrer au cinéma (sentiment de déjà-vu) : une demi-castration, un démembrement au vilebrequin, une auto-excision au sécateur, des masturbations féminines boueuses (dans la terre), et des coïts, surtout vus de dos, le tout sans aucun effet érotique, ce qui est intéressant d’ailleurs, pourquoi ?
Un très mignon petit garçon saute par la fenêtre avec son doudou pendant que ses parents font l’amour sur la machine à laver (il n’y a vraiment pas de quoi se tuer, mais enfin…). Sa mère s’effondre, est hospitalisée. Son mari, psychothérapeute et gourou d’inspiration cognitiviste, décide de la soigner lui-même (puisqu’il l’aime !), et la fait sortir de l’hôpital contre avis médical et contre toute éthique ordinaire puisqu’en principe on ne soigne pas sa propre famille. Le film montre en effet que c’est catastrophique, et, de ce point de vue, même si on nous y affirme que « pour la psychologie moderne, Freud est mort», le cognitivisme s’y montre sous un jour bien grimaçant. On a dit que le film était misogyne, que Lars von Trier avait succombé à ses démons, etc. Mais le film n’est pas plus misogyne que misandre, car le mari n’est pas vraiment mis en valeur ! Il décide de faire revivre à sa femme toutes les expériences désagréables qu’elle a eues avec son fils juste avant sa mort dans leur chalet nommé Eden. En fait, tout est à entendre et voir par antiphrase dans ce film, à l’image de la folie supposée de la femme. Elle prépare une thèse, « Gynécide », sur les tortures des sorcières au Moyen âge et elle est devenue maléfique par contagion : n’a-t-elle pas mis sciemment ses chaussures à l’envers à son fils qui, à l’autopsie, révèle une légère déformation des pieds ? C’est presque Œdipe, mais c’est quand même beaucoup plus bête. Ce détail des chaussures à l’envers est le symbole du film : Tout doit être inversé, le bon psychothérapeute est sadique, la mère éplorée est obsédée sexuelle et frigide, Eden est l’enfer, etc. On s’attend à la conclusion dès le premier tiers du film et on ne se trompera pas. La sorcière, en communion avec une nature mauvaise mais pas vraiment à la hauteur de Sade, possède son thérapeute de mari qui se met à avoir des hallucinations dégoûtantes, visions de charogne animales et d’accouchement monstrueux. Elle-même entend les cris de son bébé mort. Il y a, plus que de la femme, une obsession quasi-psychotique de la maternité et du sexe comme moyen de reproduction, qui explique peut-être le manque total d’érotisme et l’ennui que l’on ressent. Les dialogues sont complètement idiots ; les images très travaillées, comme des tableaux : on voit les morts sortir de terre comme dans des tableaux du jugement dernier. On est dans un monde onirique (plutôt bad trip), presque comme un film d’animation dont les personnages, même si leurs visages sont maquillés pour qu’ils aient l’air de plus en plus maléfiques, ressemblent à ces figures tracées par terre à la craie dans Dogville. La musique ? Du Haendel, évidemment ! À la fin, on nous dit que le film est un hommage à Tarkovski, je n’ai pas saisi pourquoi…

Aglaé, dimanche 14 juin 2009

vendredi 5 juin 2009

Guerre des images

Immersion, Harun Farocki, 2009, vidéo, 43mn.

Dans l’exposition au Jeu de Paume (jusqu’à dimanche 7 juin), « Harun Farocki/Rodney Graham » (mais quel rapport entre ces deux vidéastes, d’ailleurs ? Ravages du comparatisme), j’ai été impressionnée par la dernière œuvre présentée de Harun Farocki, Immersion.
Farocki a toujours travaillé sur les effets de la guerre et particulièrement sur les armes « intelligentes » et les images opératoires qu’il distingue des images informatives ou destinées à divertir. Il a ainsi réalisé un film sur les balles-voyantes où sont fixées des caméras qui enregistrent les dernières images de la cible avant d’exploser avec elle : version guerrière de l’homme-machine (mais quand il n’y a plus d’homme), « L’homme à la caméra » de Dziga Vertov, sur lequel il avait fait une vidéo que j’avais vue à Luxembourg en 2007, dans l’extraordinaire exposition de Régis Michel « L’œil-écran ou la nouvelle image».
Immersion a été tourné à l’« Institute for Creative Technologies », en Californie. Ce laboratoire est spécialisé dans le traitement psychologique des soldats revenants d’Irak et d’Afghanistan souffrant d’un Post-traumatic Stress Disorder. Les soldats traumatisés sont placés dans une cabine, harnachés de diverses manettes et lunettes et commandent un jeu vidéo en 3D qui reproduit une ville qu’on leur a demandé de « nettoyer » (c’est le cas de l’un des soldats que l’on filme). Il y a des ponts qui sautent, des bombes, des hélicoptères, des gens qui meurent et ils peuvent agir dans ce cadre et le modifier avec des armes virtuelles, pour se défendre ou attaquer. Le soldat raconte ce qui lui est arrivé devant une dame, une psychologue, qui « joue » avec lui dans la cabine, et qui l’incite à poursuivre lorsqu’il s’effondre. Le soldat en question s’était séparé de son collègue, contre les ordres de sa hiérarchie, pour que chacun fasse le tour et se retrouve après, afin de gagner du temps. Cet homme sensible avait refusé de tirer dans le tas après avoir enfoncé les portes du village. Séparé de son collègue, il est submergé d’une terreur sans nom lorsque, revenant sur ses pas, il reconnaît les jambes de celui-ci, sectionnées, et surmontées d’une bouillie de chair et d’os avec quelques lambeaux d’uniforme américain. Paniqué, il retrouve sa compagnie et se sent coupable d’avoir désobéi et laissé seul son copain : il pense être la cause de sa mort et souffre d’une sorte de mélancolie.
La brutalité du procédé m’a laissée sans voix : une fois son récit énoncé de façon hachée devant les image de guerre qui défilent sur l’écran, le soldat est plié en deux, prêt à vomir. La psy lui enjoint alors d’une voix sèche et ferme de tout recommencer depuis le début, en boucle, comme un enfant avec un jeu vidéo. On ne peut pas s’empêcher de comparer cette femme qui donne des ordres à la hiérarchie militaire qui ordonnait au soldat de « nettoyer » le village sur le champ de bataille. De même il doit maintenant « nettoyer » son psychisme en conflit. Devant cet ordre de « recommencer », le spectateur reste bouche bée, comme le soldat, désespéré d’ailleurs. Le but thérapeutique est sans doute de « désensibiliser » le soldat des images insoutenables du corps démembré de son semblable, qu’il s’y habitue et prenne de la distance. J’ai du mal à imaginer que cette méthode puisse être efficace, mais, en tout cas, le remède si remède il y a, me paraît pire que le mal : du dressage militaire, du conditionnement brutal, sous prétexte de soigner. On utilise aussi ce style de méthode de déconditionnement, avec des photos cette fois, avec les criminels sexuels, pour les dégoûter de leurs pulsions, absurdité cruelle sans nom. Le mot « éthique » est souvent galvaudé, mais devant de tels procédés de dressage appliqué à des personnes en détresse, ironiquement dénommés, "creatives techologies", on ne peut s’empêcher d’y penser.
Du coup le film d’Ari Folman, Valse avec Bachir (2008), qui est un documentaire d’animation sur le massacre de Sabra et Chatila m’est apparu sous un nouveau jour. Le style, « jeu vidéo avec musique rock » de la guerre elle-même dans ce film, n’est-il pas déjà lié à un préconditionnement des jeunes appelés ? Finalement, on les conditionne à (ne pas) penser la guerre comme un prolongement de la console vidéo de leur enfance, puis, au retour, lorsqu’ils sont traumatisés, on se remet à jouer avec eux pour les soigner. Ainsi, il y a une continuité du jeu vidéo avant/pendant/après qui rejette l’idée qu’on soit jamais sorti du jeu/fantasme, ce qui est évidemment faux, comme le prouve l’existence de la névrose traumatique avec ses cauchemars répétitifs, qui signe la rencontre du réel qui a troué cet écran vidéo. Il aura du mal à se recoller avec la rustine psychologique du déconditionnement vidéo. La médecine ou la psychologie montrent là leur complicité avec le déni de l’horreur de la guerre, paradoxalement gommée par l’image, même et surtout l’image de guerre…

Aglaé, vendredi 5 juin 2009

dimanche 31 mai 2009

Trompeuse transparence

Yella de Christian Petzold (Allemagne, 2007)

L’intrigue du film de Petzold, joué hélas confidentiellement à Paris, est plutôt mince. Une jeune Allemande qui vit à l’est, Yella, a trouvé un contrat d’embauche à l’essai à l’ouest, de l’autre côté de l’Elbe. Elle vient de quitter son mari, un entrepreneur qui vient de faire faillite et qui la poursuit dès l’entrée du film. Elle prend congé de son père aimé et malade pour commencer une nouvelle vie. L’ex-mari offre de façon impromptue de la mener en voiture à la gare, mais il prend la route de l’ouest, se montre violent en paroles et en gestes, et finit par foncer droit dans le parapet du pont sur l’Elbe pour les tuer tous les deux. Yella détourne le volant au dernier moment mais la voiture plonge quand même dans l’eau. Elle émerge du fleuve, visiblement choquée, et, trempée, quasiment noyée, va prendre son train pour arriver dans une entreprise qui vient de faire faillite. Désemparée, elle rencontre un jeune homme, Philip, qui rachète des entreprises en faillite et la prend comme assistante. Une complicité naît entre eux puis l’amour.
Yella est cependant toujours harcelée par son ex-mari qui surgit de temps en temps puis disparaît, toujours menaçant. Elle est sporadiquement hantée par des bruits qui évoquent la chute dans le fleuve, bruits d’eau qui se referme sur elle, bruissement de feuillages, sons glauques qui surgissent à des moments clef des négociations et la rendent absente aux autres. L’ambiance du film est particulière. C’est en quelque sorte un film d’horreur, on est oppressé et suspendu à on ne sait quoi, une menace imprécise depuis la poursuite du début. C’est un film où l’on ne voit que les personnages principaux, qui sont peu nombreux, et où il n’y a aucun figurant. Les rues sont complètement vides, les personnages roulent seuls en voiture ou sont assis à une table de négociations face à un écran. Yella et Philip logent dans des hôtels dont ils sont les seuls clients, les couloirs sont déserts et on y laisse bizarrement les portes ouvertes : société d’autocontrôle et d’observation permanente (Petzold a été l’assistant de l’artiste Harun Farocki qui a travaillé ce thème dans ses vidéos.).
Les murs des bâtiments sont en verre mais cette transparence est trompeuse. Le regard bute en effet sur une opacité fondamentale, celle des échanges d’argent qui métaphorisent tous les rapports sociaux. Les dialogues, même amoureux, même dans les rares scènes tendres, sont en langue « d’argent » comme si c’était le seul medium possible entre humains. L’argent est l’unique figure du discours amoureux de cette société glaciale. Yella parle d’argent avec son ex, elle refuse l’argent de son père en partant. Elle refuse de coucher pour de l’argent avec l’employeur prévu, mais va quand même lui chercher une enveloppe pleine de billets dans son bureau. Elle reçoit de l’argent au noir de Philip qui s’avère faire un trafic louche, parallèle aux négociations qu’il mène, mais en les biaisant pour avoir des dessous de table. Devenue elle aussi tricheuse, mais sans aucun conflit, comme si les limites et le franchissement étaient abolis du film, Yella entre facilement dans ce jeu généralisé de poker, elle qui avait l’air d’une jeune femme honnête victime de son époux (en fait un tricheur lui aussi). Elle cherche d’emblée à voler Philip. Elle va ensuite faire du zèle par amour pour lui, dans l’intention de précipiter une négociation avantageuse mais elle va de ce fait pousser un homme au suicide en le faisant chanter, sans le dire à Philip. L’homme d’affaires se noie. Elle en a eu l’intuition : elle l’a vu apparaître en noyé fantomatique au milieu de la négociation, en même temps que surgissaient ces phénomènes de déjà vu et déjà entendu, liés à l’eau de l’Elbe.
La fin, allusive, est curieuse et a été critiquée comme trop ficelée. S’agit-il d’un film de fantômes, Yella est-elle morte depuis le « suicide à deux » provoqué par son ex ? S’agit-il en fête d’un rêve instantané mais qui durerait tout le film, entre l’accident du début et la mort à la fin ? Ou d’un voyage avec retour inéluctable à la case départ ? Cette fin peut, je crois, se lire autrement que comme fantastique, de même que les apparitions de Yella ne sont pas forcément de « vrais » fantômes mais des visions hallucinées. J’ai tendance à préférer les interprétations non fantastiques comme les plus fortes : le film se clôt sur un fantasme suicidaire de Yella. On peut le déduire de son léger changement de costume (qui n’est pas sans évoquer une scène d’échange de robes et de cadavres dans Mulholland Drive de Lynch). Philip l’a quittée après le suicide de l’homme d’affaires et, de nouveau en voiture, en larmes dans le taxi qui la ramène chez elle, arrivant sur l’Elbe, elle se remémore la scène de l’accident et lui imagine une autre fin, où elle n’arrêterait plus le geste fatal de son mari… Ainsi le film est en boucle entre deux versions du même accident. La force du film est dans l’impression assurément fantomatique que dégage Nina Hoss qui flotte comme une noyée piégée dans une sorte d’aquarium, un monde irréel de chiffres, face à des silhouettes d’hommes réduits à des comptes bancaires à découvert, toujours vêtue d’un léger chemisier rouge qui semble mouillé : un court voyage entre deux morts.

Aglaé, dimanche 31 mai 2009

lundi 18 mai 2009

Cauchemar

Sur United Red Army, de Koji Wakamatsu (Japon, 2008)

Quand aurons-nous enfin en France des films sur mai 68, la guerre d’Algérie, Vichy, à la hauteur du dernier film de Wakamatsu ? Non subventionné, le cinéaste a dû hypothéquer sa propre maison parce qu’il voulait absolument transmettre aux jeunes générations cet épisode de leur histoire, si déformé par la police et les media japonais. Le film se présente comme un docu-fiction de trois heures. J’avais failli partir au milieu, et la nuit d’après j’ai fait un cauchemar. Je suis pourtant contente de n’avoir pas suivi mon impulsion. Je ne raconterai pas le film parce qu’il est détaillé et fort pédagogique (donc il faut absolument y aller et vite parce que je crains qu’il ne reste pas longtemps sur nos écrans) mais d’une façon qui n’est jamais lourde ni ennuyeuse et qui garde le souci d’une image impeccable. En bref, il y a une partie archives qui montre la répression policière des manifestations étudiantes dans les années 60, hyperviolente, et le contexte politique (renouvellement du traité de sécurité nippo-américain et protestations contre l’occupation d’Okinawa) ; une partie « purge » entre les militants (c’et là que j’ai failli partir tellement c’était violent et atroce) ; la dernière partie porte sur la fameuse prise d’otages d’Asama en 1972 qui s’est terminée par l’arrestation des terroristes. Mais dès le début, archives et fiction sont savamment mêlés, les étudiants étant joués par des acteurs qui ressemblent étonnamment à leurs photos réelles, et le scénario étant construit à partir des témoignages de ceux qui sont toujours vivants et qu’a rencontrés Wakamatsu, si bien qu’on ne sent pas le passage des archives au jeu des acteurs.
Le film montre l’enchaînement assez continu entre la lutte étudiante et le passage à la lutte armée après séparation des partis traditionnels de la gauche, incapables de représenter la révolte étudiante, puis les clivages et règlements de compte entre factions rivales. Le passage à la clandestinité semble lié à la décision de posséder des armes. Il va rester deux groupuscules FAR (fraction armée rouge) et FRG (fraction révolutionnaire de gauche) qui se réuniront dans l’URA.
Le film n’est pas du style psychologique mais on suit quand même un certain nombre d’acteurs, comme Nagata, cheffe de la FAR, et Mori, chef du FRG, qui sont les meneurs des exécutions internes auxquelles on assiste d’une façon répétitive et insupportable pendant le second tiers du film. Enfermés pour devenir révolutionnaires dans la montagne, les militants, outre l’exercice physique, passent leur temps, non à étudier Marx, Lénine ou Mao et à débattre dialectiquement, mais à se torturer, mentalement puis physiquement, en oubliant tout savoir, toute discussion sérieuse pour des slogans effrayants de sottise. Ces auto-exécutions sans enjeu réel, qui les déciment avant toute lutte véritable, sont l’une des originalités tragiques de ce mouvement par rapport à d’autres mouvements terroristes. La bêtise de leurs dialogues, réduits à des trognons de slogans débiles, est sidérante et la cruauté de Nagata, surtout vis-à-vis des filles qui souillent le « saint lieu du parti » est notable : l’une d’elles, enceinte, n’a-t-elle pas prétendu que son bébé lui appartenait et pas au parti ? Tuée à coups de poings dans le ventre. Une autre séduisait les garçons, elle lui présente un miroir pour qu’elle voie son visage horriblement tuméfié par les coups collectifs avant de mourir ; une autre trouve jolis les yeux de Mori que Nagata va suivre en quittant son compagnon, un autre leader : elle sera exécutée pour irrespect, etc. Quant à Mori, il passe son temps à exiger l’autocritique de ses camarades, toujours défaillante par rapport à la pureté de l’idéal, alors que lui-même s’était enfui et a été « récupéré » sans « procès » par le chef du FRG dont il prendra la place. Pour un tel délit de fuite, ses camarades sont exécutés sans pitié.
L’amitié entre la belle Shigenoku qui partira au Liban faire de sanglants détournements d’avion et la pauvre Mieko qui pensait renaître en vraie révolutionnaire, par son autocritique, et se fera massacrer par la féroce Nagata est touchante. Leurs rendez-vous dans un bar branché pour discuter au son du « Temps des cerises » chanté avec l’accent japonais fait partie des scènes inoubliables du film et leur amitié, qui est douce, contraste avec ce qu’elles acceptent, oubliant tout sentiment humain pour un idéal que le film opacifie à souhait. Le siège d’Asama donne lieu à des répliques intéressantes : disputes mortelles à propos d’un biscuit alors que l’assaut final est imminent ; larme à l’œil quand la police fait parler les parents postés dehors, avec un micro, qui n’empêche pas les enfants de leur tirer dessus et de faire des réflexions sur le fait qu’au Japon, de toutes façons, leurs parents seront fichus socialement, d’avoir de tels enfants. Lors de ces scènes accompagnées par une bande son de musique rock, on mesure l’inanité de leur sacrifice qui apparaît couleur de vide. Wakamatsu porte sur ce mouvement un regard non complaisant tout en présentant les étudiants d’une façon distanciée et non caricaturale.
La question que tout le monde se pose est pourquoi tout cela a ainsi dégénéré. Wakamatsu note que les mouvements terroristes de ce style ont eu lieu dans trois pays fascistes : Allemagne, Italie, Japon. Et, effectivement, on peut se demander s’il ne s’agit pas là de ce que Lacan nommait « prolongement du symptôme ». En croyant lutter contre eux, ces étudiants ont répété et fait encore pire, s’il se peut, que leurs parents, élevés dans le fascisme et endoctrinés par le pouvoir. Au Japon, les étudiants étaient obligés d’être kamikazes à la fin de la seconde guerre mondiale : les étudiants terroristes de 1972, qui s’auto-exterminent, sont de la génération suivante.

Aglaé, 18 mai 2009

lundi 4 mai 2009

Errances sanglantes

Sur La sangre brota, Pablo Fendrix, Argentine, 2008

Les distributeurs français aiment bien édulcorer les titres de films. Pourquoi traduire par « sang impur », qui évoque un peu la Marseillaise ( ?), « Le sang gicle », description littérale de ce film violent et déconcertant, tourné partiellement en caméra cachée dans la foule, dans les vieux et beaux quartiers de Buenos Aires, Palermo viejo, Retiro, et aussi les nouveaux, comme le très chic Puerto madeiro.
Le metteur en scène a sans doute voulu dépeindre la misère de certaines classes sociales argentines et la décadence d’autres, classes moyennes a priori plus « convenables ». L’action, qui dure une journée, est centrée sur un père et son fils. Le père, Arturo, est chauffeur de taxi et a l’air placide : il mène une double vie, bien rangée, entre son épouse, professeur de bridge, qui joue les bourgeoises et sa maîtresse, qui joue aussi aux cartes mais est de plus une adepte new age de « relaxations » diverses, un peu dans les nuages. Il a deux fils dont l’un est parti pour être acteur aux USA. Au début du film, celui-ci vient d’appeler pour demander de l’argent à ses parents : il veut rentrer d’urgence, il en a assez. C’est la fin du rêve américain. Le père veut lui envoyer le prix de son retour mais la mère, très dure, est contre, elle veut garder l’argent.
L’autre fils, Leandro, fabrique de l’extasy, joue les durs avec les filles, et s’apprête à partir en cachette rejoindre son aîné en volant la caisse de son père. Son « atelier » voisine l’échoppe d’une pauvre femme qui vend des téléphones, traîne un bébé malade qu’elle cherche en vain à abandonner et une fille un peu "Lolita", qu’elle envoie distribuer des prospectus et séduire des hommes un peu âgés, dont un masturbateur de jardins publics, sans que la prostitution soit bien claire (on ne sait pas si c’est le fantasme de la Lolita en question ou si c’est vrai).
Le film suit toute la journée les déplacements dans la ville de ces personnages et déconstruit leurs positions apparentes de départ : le masturbateur s’occupe en fait de la Lolita qui se fait droguer par sa rivale auprès de Leandro, le chauffeur de taxi, qui avait l’air d’être la victime résignée de ses clients successifs, dont un vulgaire maffioso, et, en même temps, d’un brave homme qui porte généreusement secours aux personnes en détresse qu’il croise (et cela ne manque pas à BA quand on conduit un taxi), finit par rouer de coups son fils cadet, surpris en train de lui voler l’argent destiné à l’aîné. Ce fils s’avère bien plus tendre qu’on ne l’eût cru avec les filles… Bref, la fin est plutôt inattendue.
On reste cependant insatisfait comme si le film était un brouillon à retravailler : les caractères sont grossièrement esquissés, la situation sociale semble caricaturée même si rien n’est vraiment invraisemblable, la crudité des paroles et des scènes un peu vampiriques semble parfois un peu forcée comme pour faire « branché », style film américain déjanté des années 80. Reste le jeu excellent des acteurs déambulant dans BA et ses quartiers si attachants, désertés la nuit et emplis d’une faune un peu dangereuse dans la journée… Portrait de personnages errants dans une ville embarquée dans une dérive dangereuse (mais aucune analyse politique n’en est tentée au contraire de La mujer sin cabeza de Lucrecia Martel).

Aglaé, le 4 mai 2009

vendredi 1 mai 2009

« Tu as eu peur mais il ne s’est rien passé »

Sur La femme sans tête, de Lucrecia Martel, Argentine, 2008

On retrouve dans ce troisième film de Lucrecia Martel la société petite bourgeoise argentine qu’elle dépeignait déjà avec toutes ses ambiguïtés dans La cienaga (le marécage). Une société chaleureuse où l’on vous embrasse, vous touche, vous caresse voire davantage, vous entoure, vous protège, vous nourrit, vous masse, vous coiffe, vous complimente sans cesse… Une société, ici dans la région de Salta, au Nord de l’Argentine, où les serviteurs qu’on tutoie sans réciproque sont des Indiens et les « maîtres » des blancs. Dans ce dernier film, la protection familiale, presque clanique, se déplace d’un cran supplémentaire qui fait tout l’intérêt du film : de l’affection à la solidarité criminelle.
Une femme de cette classe aisée, dentiste, à l’air un peu rêveur et énigmatique dès le début, renverse un corps par accident et, sonnée, continue sa route sans s’arrêter. On aperçoit furtivement ce corps abattu, de loin, par la vitre, comme le voit la conductrice : est-ce un chien, un enfant, on ne sait pas ? Juste avant, on a vu de jeunes adolescents Indiens jouer avec un gros chien le long de cette route qui longe un canal. Véro est choquée, dans un état second et montre des signes de dépersonnalisation, qui nous sont transmis par des images floues au champ profond comme si on était un peu dans un autre monde. Cependant, on aurait du mal à la croire hallucinée, du moins ce n’est pas suggéré cliniquement comme dans les grands films de Lynch où l’ambiguïté entre rêve, réalité et folie est toujours la toile de fond énigmatique d’un crime. Véro semble juste un peu à côté de la plaque. Elle se fait faire une radio de la tête, abandonne sa voiture, va à l’hôtel au lieu de rentrer chez elle, y rencontre son cousin et lui saute dessus pour faire l’amour. Elle dit qu’elle a heurté un chien, l’a écrasé. Puis, voyant des images d’un accident, commence à affirmer qu’elle a tué quelqu’un : « Estas asustada, no paso nada ». No paso nada : il ne s’est rien passé, revient comme un leitmotiv dans la bouche de son mari, de sa sœur, de son cousin, de son frère médecin qui a des accointances avec la police… Ses radios disparaissent de l’hôpital, on retrouve bien un cadavre dans le canal, près du lieu de son accident, mais on dit qu’il s’est noyé… Il y a eu un orage énorme et des pluies diluviennes. C’est le poisson qu’on a noyé, l’affaire est close, no paso nada. Il n’y a plus de traces de rien. La femme change de tête, de blonde vaporeuse Véro devient brune, désormais elle ne dit plus rien, elle accepte la version délicatement suggérée, complice finalement, mais en silence, sans que rien n’ait jamais été dit. Tout s’est fait en douceur.
Ce silence et cette complicité sont une métaphore de la position d’une partie de la société qui a fermé les yeux sur un certain nombre de choses compromettantes dans les années de la dictature, une société qui était entre les victimes et les bourreaux, qui s’est tue, qui a oublié certaines choses mais pas toutes, comme la grand-mère qui se fait passer des vidéos familiales, des images d’archive, pour lutter contre son Alzheimer. On voit aussi le paradigme de sa position lorsque, dans une école publique, Véro examine les dents d’enfants, assez pauvres visiblement : devant une bouche en très mauvais état, elle dit d’inscrire « caries et orthodontie », mais « c’est une recommandation pas un diagnostic », précise-t-elle. On ne prend pas position sinon il faudrait soigner, il faudrait prendre l’inégalité en charge. On aide les pauvres, on est un peu « socialiste » mais pas trop, n’est-ce pas là une des caractéristiques du péronisme argentin ?
Ce troisième film, plus explicite, est aussi plus incisif que La cienaga qui montrait aussi les fêlures de cette société jusqu’à la décomposition dans une sorte de malaise généralisé. On attend la suite avec impatience…

mercredi 15 avril 2009

Peut-on repartir à zéro ? Sur « Tokyo Sonata », de Kiyoshi Kurosawa (2008)

Est-ce que je peux repartir à zéro ?
Cette question désespérée, qu’un psychanalyste entend souvent lorsqu’on vient le voir pour la première fois, se pose tour à tour aux membres d’une famille de Tokyo en pleine décomposition. Le père, directeur administratif dans une grosse boîte qui a décidé d’embaucher des Chinois à moindre coût, est viré et n’ose pas le dire à sa femme. L’un des moments forts du film est de nous montrer, non sans humour, cette nouvelle société de chômeurs en costard cravate qui vont manger la soupe populaire à midi avec leur attaché-case, reçoivent des coups de téléphone qu’ils s’envoient à eux-mêmes pour donner le change et continuent à mimer une bureaucratie fantomatique pour tuer leur temps, devenu trop vide. Ils errent parmi les SDF dans les jardins publics ou dans les librairies où l’on peut s’installer gratuitement au chaud. Parfois, l’un d’eux se suicide, éventuellement avec sa femme, tradition nippone oblige.
La structure patriarcale rigide de la famille cellulaire japonaise s’accommode mal de la crise : comment être respecté inconditionnellement chez soi si l’on n’est rien socialement ? Ozu posait déjà cette question dans les années 30 avec « Gosses de Tokyo ». Le père, devenu mutique, en rajoute sur l’autoritarisme et la violence. Sa femme, belle ménagère soumise, qui l’a vu à l’œuvre, fait semblant de n’en rien savoir. Le fils aîné, 16 ans, s’engage contre la volonté paternelle dans l’armée américaine pour « protéger le Japon » en faisant la guerre au Moyen-Orient. Le cadet, qui a la langue bien pendue, se paie la tête du maître d’école et acquiert ainsi auprès de ses condisciples une gloire dont il ne veut pas. Il en déduit qu’il parle à contretemps et découvre par hasard qu’il est doué pour le piano. Il est le seul de la famille à s’accrocher contre vent et marée à la chance que lui offre ce don et choisit de désobéir à son père pour suivre sa voie.
KK croit à l’inné et à la prédestination : le voleur, incarné par son acteur fétiche, qui fait irruption aux 2/3 du film et en fait basculer un peu fantastiquement la trame, n’était-il pas né doué seulement pour crocheter des serrures ? Ainsi irait le destin. Le père a fini par accepter de nettoyer les latrines d’un supermarché où il va croiser sa femme prise en otage par le voleur, juste au moment où il vient de trouver un gros paquet de yens oublié dans les toilettes. Ce regard l’entraîne dans une fuite éperdue. Pendant que sa femme fait une fugue sexuelle avec cet étrange voleur un peu fou qui ressemble à une sorte d’envoyé céleste, le père échoue sur un tas d’ordures, renversé par un camion. Il se relèvera pour rendre anonymement l’argent, fidèle jusque dans la misère à ses principes moraux, et rentrer chez lui, dans sa petite maison de banlieue avec vue imprenable sur le métro. Sa femme aussi préfère à l’aventure qui s’offre à elle sa place prédestinée de « maman ». Le film se termine sur l’apothéose de l’audition réussie du fils cadet, devenu jeune pianiste prodige, qui réunit à nouveau les parents.
Cette chute parait bien invraisemblable, KK ayant échangé le fantastique de ses précédents films contre un coup de dés hasardeux qui coupe le film en deux, entre une description crue de la crise sociale au Japon et une fin métaphysique où l’inattendu trouve sa place sous les espèces de ce don miraculeux de l’enfant. On trouvera tout cela trop ficelé voire kitsch ou, au choix, poétique, d’autant que les images de cette deuxième partie sont particulièrement belles et aérées (l’air qui entre partout est un thème favori, fantomatique, de KK) au contraire des cadrages étroitement serrés du malheur dans la maison familiale.
Après tout, s’il est vrai que le destin a deux versants, tuchè (rencontre) et automaton (répétition automatique), comme le disait Lacan après Aristote, l’inattendu et la surprise peuvent faire irruption à tout instant dans la routine. La thèse du film serait de montrer que cette dimension du réel comme surprise, bon ou mal heur, n’objecte pas à une part forte de déterminisme. Chacun suit sa pente malgré tout : changeant ses principes, le père aurait pu prendre l’argent et, suivant son goût pour les belles voitures, la femme partir avec son beau voleur. Ils n’en feront rien, choisissant à nouveau la même chose : pour KK, il n’est pas possible de repartir à zéro.

Aglaé, le 15 avril 2009

lundi 13 avril 2009

sur "John Gabriel Borkman" d’Ibsen, mise en scène Thomas Ostermeier

La loi des mères et l’argent

Le très doué Ostermeier doit avoir une sérieuse dent contre Shakespeare si l’on en croit ses deux dernières créations, inégalement massacrées (Le songe, catastrophique, et Hamlet dont j’ai parlé dans ce blog). En revanche, la série de ses mises en scène d’Ibsen, plus anciennes, sont magnifiques, comme celle de John Gabriel Borkman. La dureté du texte de cette avant dernière pièce d’Ibsen est mise en valeur par la diction, comme découpée au couteau, des acteurs, excellents (on n’en dira pas autant du sous-titrage qui coupe la moitié des dialogues). La sobriété du décor sert le texte : un plateau tournant à chacun des quatre actes, estompé derrière une vitre ou un miroir sans tain qui se fond peu à peu dans le lointain, comme si tout le monde écoutait aux portes dans un monde où l’intime équivaut strictement à des rapports de pouvoir. Une pudique brume blanche envahit alors la scène et la salle, qui figure peut-être le brouillard de Norvège à moins qu’elle n’évoque le monde fantomatique du capitalisme et des valeurs familiales de cette fin du 19ème en train de basculer dans une modernité qui ne sera pas forcément un progrès…
La pièce passe pour pessimiste mais je n’ai pas eu cette impression, sinon celle d’une extrême lucidité exprimée dans des dialogues d’une précision hallucinante. Les personnages principaux de la pièce forment des couples où le rapport de pouvoir prédomine jusqu’à la caricature.
Ainsi "les deux mères" d’Ehrart Borkman, le fils que sa mère brandit comme une sorte d’Astyanax qui doit réhabiliter l’honneur perdu de son père, John Borkman, un banquier qui a entraîné dans sa faillite tous les gens qui lui ont fait confiance (le thème est d’actualité !). Ces deux sœurs jumelles, qui se haïssent, ne se réconcilieront que sur le cadavre encore chaud de John Borkman, qui fut l’amant de la première, la tante Ella, et le mari de Gunhild, sa sœur et la mère « biologique » d’Erhart. Ella, riche, a élevé Erhart et, malade, prétend le récupérer et jouir de « son » fils à l’heure de sa vieillesse : comme dans le jugement de Salomon, les deux femmes s’écharpent pour la possession du jeune homme, la tante le cédant à la fin, mais seulement parce qu’elle a compris que sa rivale, sa jumelle, ne l’aurait pas non plus. La tante Ella a le pouvoir de l’argent puisque John, par amour, a épargné sa fortune, mais c’est l’amour qu’elle exige du fils comme du père. Seulement, là où elle est, elle aussi, prisonnière de ces rapports de pouvoir qu’elle dénonce pourtant avec passion, c’est qu’elle exige l’amour comme un dû, elle en fait une dette de vie. La mère biologique, elle, réclame vengeance et invoque la légitimité, le droit du sang ; fâchée à mort avec son mari qui lui préférait sa sœur et qu’elle a abandonné dans sa détresse, elle voudrait effacer la tache apposée à leur nom. C’est une troisième femme, désirée, qui emmènera Ehrart avec elle, après qu’il se soit heureusement révolté contre la tyrannie de ses deux mères. Mais hélas, on le comprend vite, cette fin n’est pas si heureuse (« Je suis sous mon propre pouvoir, mère !) car ce n’est que pour mieux retomber dans les griffes d’une troisième « mère » : ces trois femmes, telles des Parques freudiennes, délimitent son destin qui a pour nom argent, sang déshonoré, amour déçu et désir cannibale. Eternel petit garçon, il n’accède jamais à la virilité.
De même les rapports de l’ex-banquier avec son ex-maîtresse, Ella, sont incroyables : il l’a vendue à son « ami » banquier, Hinkel, qui en était follement amoureux contre un poste à la banque, et il a épousé sa sœur Gunhild. Mais le sacrifice amoureux de John n’a servi à rien parce qu’Ella, même délaissée, a refusé Hinkel. Celui-ci, par dépit, a révélé au grand jour les lettres prouvant la malhonnêteté de John Borkman qui a été envoyé en prison. Il fomente maintenant, une dernière perte pour la famille Borkman, la fuite d’Ehrart. Il faut entendre John justifier son escroquerie auprès de ses deux femmes, d’abord par sa nature propre (« la soif de pouvoir était indomptable en moi ») puis comme une mission idéaliste : « les millions enchaînés gisaient dans le pays, profondément enterrés dans les montagnes et ils m’appelaient ». On croit avoir mal entendu, mais non, il ne s’agit pas des travailleurs enchaînés que ce fils d’un pauvre mineur voudrait libérer de l’oppression, mais des billets de banque : cette métaphore sauvage du libéralisme fou est écrite au temps de Marx. Pour Borkman qu’on entend marteler sans fin le plafond du salon, enfermé dans le cercle vicieux d’une logique jusquauboutiste, pour ce praticien d’un capitalisme généralisé, tout s’échange, tout se vend, femmes, enfant, amis (l’amitié, c’est se tromper, mais réciproquement) : « Quand il le faut absolument, une femme peut toujours être remplacée par une autre… »
On peut étudier ainsi chaque couple de personnages, pas un n’échappe à cette logique vertigineuse d’un pouvoir de l’échange sans reste. Les rapports les plus « humains » sont, ironiquement, entre la maîtresse et sa servante… Ce qui est fascinant dans la pièce et lui donne peut-être sa noirceur, qui s’accompagne parfois d’un certain humour, l’humour des condamnés à mort (les spectateurs rient alors), est la certitude, très « jugement dernier », qu’il n’y aura jamais de récompense ni de plus-value pour aucun des protagonistes du drame.

Aglaé, le 13 avril 2009.

lundi 23 mars 2009

Démolition

Sur 24 City de Jia Zhang-Ke (Chine, 2008)

En ce moment, de nombreux films essaient de subvertir la frontière entre documentaire et fiction, frontière floue dont certains pensent qu’elle n’existe pas. Ce n’est pas mon avis, j’ai un critère simple : ce qui est filmé dans un documentaire est unique et ne peut pas se répéter, comme on le fait avec des acteurs qui jouent une fiction. Je sais bien qu’on peut contester une telle distinction, ne serait-ce que parce qu’une prise de vue avec un acteur est aussi unique à chaque fois et que si on fait un documentaire sur l’express qui rentre à la gare de La Ciotat, on peut le filmer tous les jours presque à l’identique si on veut. Mais c’est une question de cadre préalable : la non répétition posée en principe de départ du documentaire, surtout lorsqu’il s’agit d’entretiens. On sait qu’on ne pourra pas recommencer et qu’on intègrera l’inattendu.
Comment brouiller cette frontière ? On peut maquiller le documentaire en le « recopiant » par exemple dans Redacted de Brian de Palma, le réalisateur a fait rejouer par des acteurs des scènes filmées, prises sur internet, pour des raisons de droit à l’image. La non reconnaissance des personnages est aussi une des raisons, mais pas du tout la seule, du choix de l’animation par Ari Folman dans Valse avec Bachir. Dans Z32 de Moghrabi, le réalisateur a anonymisé le visage du soldat avec un masque numérique changeant et travaille sur la levée possible de celui-ci.
Dans Still Life, Jia Zhang-Ke avait posé une fiction minimaliste sur le documentaire de la construction d’un grand barrage en Chine et de la destruction qui en résultait.
Dans City 24, composé de huit entretiens, il mélange les interviews de « vrais » ouvriers de la vieille usine d’armement militaire 420 de Chengdu que le gouvernement est en train de démembrer et de « faux » ouvriers qui sont des acteurs disant un texte. Il n’y a pas que des ouvriers d’ailleurs, mais leurs enfants et leurs parents qui sont évoqués. Il intercale leurs photos, seuls et en groupe, entre les interviews, comme si elles étaient déjà des photos du passé ainsi que d’autres plans, textuels, comme des cartons de films muets, où s’inscrit soit le titre de la séquence soit un poème chinois ou de Yeats. Lorsqu’on regarde le film en sachant qu’y existe ce mélange docu/fiction, on note les coupures vives dans les parties documentaires, l’aisance aussi des acteurs par rapport aux interviewés plus pudiques. Un détail m’a paru amusant après-coup : racontant le film à quelqu’un, ne me sont revenues que les histoires contées par les acteurs, qui sont des actrices d’ailleurs, et qui étaient des intrigues plutôt romanesques. La belle jeune fille venue de Shanghai qui ressemble à l’héroïne d’un mélo connu, qui ne s’est jamais mariée mais est tombée amoureuse de la photo d’un aviateur mort à cause d’une défaillance technique de l’avion - photo montrée à des fins d’édification et de culpabilisation de la masse ouvrière ; la jeune mère déportée du sud par bateau pour travailler à l’usine qui a perdu son enfant à une escale mais a dû remonter sur le bateau sans lui parce qu’elle ne s’appartenait plus mais s’était « engagée » vis-à-vis de l’armée ; la jeune femme qui a renié ses parents ouvriers et s’enrichit en faisant du commerce mais qui a un coup au cœur en allant chercher un jour sa mère qui travaille comme une esclave à la chaîne et décide de leur offrir un appartement dans 24 City, complexe résidentiel luxueux qui remplacera l’usine rasée (sauf quelques vestiges-musées qui témoigneront du passé), etc. Pourtant les entretiens véritables sont touchants et frappants, comme cet ouvrier qui retrouve devant la caméra son contremaître de l’usine, devenu sénile, qui a été un peu comme son maître de sagesse parce qu’il lui a appris comment supporter l’inévitable. Mais je ne les ai pas mémorisés de la même façon : la narration d’une intrigue imaginée, probablement parce qu’elle évoque de vieilles fantaisies quelque peu universelles, frappe l’imagination du spectateur plus que la banalité du quotidien, si tragique soit-elle. Finalement le poids de la fiction l’emporterait donc sur le réel. Non sans un effet corrélatif : comme les images sont numériques et extrêmement formelles, un peu comme ces affiches propagandistes que l’on voit en Chine et qui sont notamment appliquées sur les palissades cachant les chantiers de démolition (on voyait cela à Pékin l’année avant les jeux olympiques quand ils rénovaient à toute allure la ville en supprimant les vieux quartiers), tout le film se teint d’une certaine irréalité. L’effet, paradoxal et réussi, est que tout apparaît sous une lumière trop crue qui fait apparaître le destin des personnages sous un jour particulièrement triste : déportés et séparés de leur famille pour travailler, enrichis au moment de la guerre du Vietnam et appauvris lorsque l’usine d’armes tourne moins, puis dans le dénuement lorsqu’elle est déficitaire.
Les images de démolition qui scandent le film comme un refrain sont la métaphore de leurs destins, déjà bouclés. Ceux qui s’en sortent le mieux sont ceux de leurs enfants qui ont refusé de suivre la voie de leurs parents à l’usine, qui leur ont désobéi, souvent pour suivre la vague du capitalisme naissant que leurs parents ne pouvaient prévoir. Finalement, on n’allait pas travailler à l’usine 420, comme on se l’imagine ici, lorsqu’on se croit dans le « libre » marché du travail, mais on appartenait à l’usine, corps et âme, avec famille et amis, un peu comme les mineurs appartenaient à « leur » mine de charbon dans le nord de la France, encore au siècle dernier.

Aglaé, le 23 mas 2009

dimanche 15 mars 2009

Le coup de pouce donné au destin

Sur Casimir et Caroline, d’Odon von Horvàth, mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota

Ecrite en 1932 sur fond de grande dépression et de montée du nazisme, cette pièce dont le cadre est la fête de la bière de 1928 à Münich reflète l’ambiance sociale d’aujourd’hui, mais vue depuis le passé, et quel passé ! Où l’on entend bruisser, à travers le brouillage des classes sociales, artificiellement mêlées par la fête et l’alcool mais dont la disparité fait l’intrigue de la pièce, l’annonce terrifiante de ce qui est à venir, entre chômage, précarité et antisémitisme.
Casimir et Caroline sont fiancés, contre la volonté de ses parents à elle qui la verraient bien casée avec un fonctionnaire. Il est chauffeur, elle est vendeuse. Il vient de se faire licencier, demain c’est le chômage, ce soir c’est la fête, la dernière. Fataliste, Casimir pense qu’un homme au chômage est automatiquement plaqué par sa compagne, Caroline, au contraire, qu’une fille bien ne laisse pas tomber son homme dans le malheur. Triste malentendu. Casimir creuse son malheur : il pousse Caroline à le quitter dès le départ, persuadé de l’inéluctabilité de son destin : « nous sommes devenus pesants l’un à l’autre ». Caroline, qui en est fâchée, refuse ce sombre verdict. Elle veut juste manger une glace et faire un tour de manège, et comme Casimir ne peut pas le lui offrir, elle l’accepte d’un passant qui l’aborde, un tailleur, mais juste un tour de montagnes russes, cela ne change rien à ses sentiments, n’est-ce pas ? sauf qu’elle ment à Casimir qui se bute et c’est l’engrenage. A la fin, elle partira avec ce tailleur qui conviendra mieux à ses parents, forcément, après avoir essayé de séduire un grand patron qui l’insulte. Casimir s’enfonce dans la petite délinquance avec un vieux copain qui se retrouve en taule où il crèvera sûrement de la tuberculose. Casimir recueille la copine de son ami. Comme Caroline avec Casimir mais plus cyniquement, elle laisse tomber froidement le prisonnier qui l’a d’ailleurs humiliée peu avant.
La pièce montre qu’un malheur imposé entraine un autre malheur, volontaire cette fois, et qu’on fabrique son destin avec son surmoi qui pousse au crime (elle à satisfaire sa petite jouissance au moment où tout sera forcément mal interprété par lui ; lui à provoquer le destin qu’il redoute en le défiant). Avant qu’elle ait donné le moindre signe de désertion, d’une façon suicidaire, Casimir avait déjà expulsé Caroline, sentant qu’il ne l’avait plus à l’intérieur de lui, qu’il l’avait perdue et qu’il était dangeureusement vide, délesté de cet amour.
La mise en scène, inspirée des films expressionnistes (ou du Troisième homme, avec les scènes au Prater de Vienne ?) montre que les couples sont interchangeables en intercalant des scènes à deux extraites d’autres pièces de l’auteur. Leurs problématiques se croisent comme s’ils étaient des types plus que des individus ou du moins des sujets entièrement déterminés par les conditions de leur milieu. Mais ce schématisme social est heureusement et finement corrigé par l’idée que chacun donne un petit coup de pouce au destin, en suivant sa pente, inexorablement entrainé par sa jouissance.
Le texte, adapté et traduit par François Regnault est remarquable, avec des expressions d’aujourd’hui qui tombent à pic. Sylvie Testud est une Caroline au ton juste, mais son partenaire, comme les autres acteurs, ont tendance à crier alors qu’on s’attendait à ce « fondu-enchaîné » qui était annoncé dans le programme. Il y a toujours une vingtaine d’acteurs sur la scène qui ne jouent pas suffisamment ensemble, surtout lors des scènes de chant et de danse qui sont parfois trop caricaturales : comme un Français qui s’imaginerait la lourdeur des Allemands avinés à la fête de la bière, un peu cliché tout de même…

Aglaé, le 15 mars 2009.

lundi 2 mars 2009

Danse macabre

Sur Tony Manero, Pablo Lorrain (Chili, 2008)

Ce film impressionnant m’a laissée sur une impression mitigée et des questions.
Le héros du film, Raul, 52 ans, magistralement interprété par Alfredo Castro, est un danseur de tango sur le retour qui s’est pris de passion pour Tony Manero, le héros de La fièvre du samedi soir joué par Travolta qui vient d’enflammer l’Amérique. On est à Santiago en 79, sous Pinochet, le dictateur aux yeux bleus, apprend-on dans le film. Passion est d’ailleurs un mot faible, Raul est littéralement aspiré par l’image de son idole, qu’il différencie de celle de Travolta : le jour où on déprogramme « son » film pour en mettre à la place un autre du même Travolta, il assassine froidement le projectionniste et part avec les bobines de son film fétiche. Raul a vu qu’on organisait un concours de sosies de Tony Manero à la télé locale et s’est inscrit, mais il s’est trompé : ce jour-là, c’était Chuck Norris ! Il a donc une semaine de plus pour préparer sa prestation, ce qu’il fait dans un bar de banlieue où il donne un spectacle d’imitation avec une « troupe » composée de la propriétaire, de sa maîtresse, de la fille de celle-ci et d’un jeune homme. Le film nous fait partager cette semaine de transe avec lui, la caméra le suivant partout, traquant son intimité et filmant son corps d’une façon intrusive, en un portrait style documentaire, parfois un peu flou, comme s’il était tourné sur le vif.
Raul a une monomanie au sens de la psychiatrie d’Esquirol, il ne supporte aucun obstacle à son idée fixe : réaliser l’image de Tony sur l’écran. C’est en « ça » que consiste son métier, dit-il avec sérieux. Il apprend même les paroles du film qu’il répète dans la vie. Lorsqu’on le contrarie, il tue. Il a décidé d’avoir une scène illuminée par en dessous comme dans le film, mais le verre nécessaire coûte trop cher. Il tue une vieille dame pour lui voler sa télé et sa montre et les revendre ; il assassine finalement, après d’autres essais, le vendeur de verre qui refuse de tout lui céder à un bon prix. C’est donc un sérial killer mais qui, comme tel, n’est pas vraiment crédible, parce que, dans la réalité, les crimes en série ne sont pas ordonnés à un but conscient aussi massif et visible, même lorsqu’ils sont crapuleux. Il existe en général une sorte de matrice imaginaire inconsciente qui aimante la pulsion et déclenche l’acte. Dans le cas de Raul c’est simple, tout obstacle est à éliminer, tout moyen est bon à utiliser, et il est prêt à tout comme un pantin branché sur une image qui le téléguide, celle de Tony. Les détails du film le montrent : élimination des rivaux, copie à la lettre et anxieuse du costume de T. M. avec le nombre exact de boutons sur la braguette, etc.
De plus, sa fermeture aux autres et son admiration exclusive pour Tony le rendent attirant comme une sorte de phallus pour les femmes qui s’empressent autour de lui, bien qu’il soit impuissant, laid et antipathique. Elles acceptent tous ses souhaits sexuels – rien de bien original – comme s’il était un chef de secte et sa maîtresse va jusqu’à dénoncer sa fille qui distribue des tracts anti-Pinochet parce qu’elle s’est masturbée avec lui.
En fait, le film est comme un remake caricatural de La fièvre du samedi soir : après ça, il sera difficile de se pâmer en regardant danser Travolta ! Et ce rapport de doublure est homologique au rapport du Chili de l’époque à l’Amérique du Nord. Les paillettes de l’une deviennent sanglantes dans l’autre. Raul en est l’emblème dans son aliénation à son idole unique qui le pousse au meurtre sans limite. Dans ce Chili, la police tue pour un tract mais laisse impunis les crimes les plus sordides, comme ceux de Raul, qui n’a aucune conscience politique. Il est bien au contraire complice du fascisme : il ne bronche pas et se précipite à son concours télé pendant qu’on arrête la fille de sa maîtresse.
Il est vrai que la dictature peut ne laisser d’autre perspective aux plus démunis que de se mouler dans une norme toute faite ou de coller à un modèle dérisoire. C’est un effet secondaire, certes important mais pas une cause. Et ils ne tuent pas forcément pour autant. J’ai été gênée par le fait de plaquer le fascisme de Pinochet sur la folie meurtrière d’une figure schizophrénique comme celle de Raul. Cet amalgame tombe mal en France aujourd’hui où on nous présente les schizophrènes comme des meurtriers potentiels qu’il faut parquer à vie comme des animaux dangereux. N’est-il pas problématique de conforter un tel cliché, même si c’est pour de bonnes raisons idéologiques ? Et politiquement, je ferai un autre reproche au film qui est dû à son côté allégorique : est-il raisonnable de montrer le fascisme comme une sorte de comédie sinistre ? La dictature n’est-elle pas plutôt à interroger dans ces personnages de policiers qui viennent « interroger » les dissidents ou dans les classes dirigeantes et riches du pays qui y ont activement collaboré ?

Aglaé,le 2 mars 2009

lundi 9 février 2009

week end à Cologne

Promenade à Cologne

« Ich weiß nicht, was soll es bedeuten,
Daß ich so traurig bin;
Ein Märchen aus alten Zeiten,
Das kommt mir nicht aus dem Sinn. »

Heinrich Heine, die Lorelei, 1823.

Samedi, lors d’une journée franco-allemande sur « Psychanalyse et littérature » à Cologne, j’ai parlé du « surmoi culturel » chez Freud ("Le malaise dans la culture", 1929) en commentant des passages du livre de Jonathan Littell, "Les Bienveillantes". Une psychanalyste française qui assistait au colloque en fut légèrement choquée. Elle m’a dit qu’elle n’avait pas la même position que moi : nous, les Français, disait-elle, ne devrions pas parler de « ça » aux Allemands, on leur avait déjà tellement mis la Shoah sur le dos. Surtout lorsqu’on a des liens personnels avec des Allemands (c’était son cas et supposait-elle, aussi le mien)…
Je suis restée perplexe, et pas seulement parce que je ne voyais pas en quoi les Français seraient mis hors-jeu de la Shoah : n’ont-ils pas largement accepté Pétain ? Un « surmoi culturel » qui pèse encore, à mon avis, lourdement sur l’esprit politique français contemporain.
Ce jour-là, personne ne s’était concerté sur les thèmes littéraires choisis par chacun et il y avait des intervenants allemands, français, luxembourgeois et autrichiens. Or qu’ont-ils donc choisi de commenter ? La correspondance Celan-Bachmann, Perec et la place à donner dans son œuvre à la perte de sa mère, Littell, Duras (qui a accepté d’écrire le scénario de Hiroshima mon amour parce que Resnais avait fait « Nuit et brouillard »), Walser… Sauf une intervention, toutes avaient donc un rapport fort avec les suites de la Shoah, comme si nous étions, à notre insu, toujours occupés par la problématique adornienne non seulement de la poésie écrite après Auschwitz mais aussi de la critique littéraire après la Shoah. Je crois que nos choix ne convergeaient pas par hasard, mais relevaient du symptôme, soit de « ce qui ne cesse pas », de la nécessité.
Me promenant ensuite à pied dans Cologne, majestueuse au bord du Rhin, que je ne connaissais pas, je remarquais les vieux quartiers, rares, qui n’avaient pas été détruits par les bombardements. Leur restauration était très visible : une maison Jugendstil était encadrée par des immeubles modernes, qui reprenaient des éléments de la forme de sa façade afin d’établir une sorte de continuité architecturale dans la rue, mais qui dataient ostensiblement des années 50. On n’avait pas gommé la destruction et ses conséquences en imitant à la lettre ce qui était là, avant 1942. Ce n’était pas une restauration à l’identique, qui efface l’entre-deux et qui est factice. L’étendue de la destruction n’en apparaissait que plus mes yeux, comme si elle avait été surlignée.
Dans l’immense cathédrale, j’ai pris un tract sur une haute pile à l’entrée. Il ne s’agissait pas de chants religieux pour la messe mais d’une interview du cardinal Meisner, ancien archevêque de Cologne et redoutable fondamentaliste, qui tentait d’expliquer de son mieux la décision récente du pape Benoit XVI de lever l’excommunication de quatre évêques dont un négationniste. On sait que cette étrange largesse du pape a du mal à passer, notamment en Allemagne…
Finalement, nous ne nous étions pas concertés mais notre symptôme commun franco-allemand tombait à pic, ce samedi, à ce colloque. Lacan écrivait en 1967 : « Je n’insiste pas : évoquer les camps, c’est grave, quelqu’un a cru devoir nous le dire. Et ne pas les évoquer ? »

Aglaé, lundi 9 février 2009

lundi 2 février 2009

Hamlet-Parano

Hamlet-parano
Sur le « Hamlet » mis en scène aux Gémeaux par Ostermeier

La folie d’Hamlet est une des énigmes de la pièce de Shakespeare.
On peut repérer trois niveaux de la « folie » : sa stratégie délibérée de « to put an antic disposition on » ( se revêtir du masque du bouffon, I, 5) afin de pouvoir mener à bien son dessein de vengeance, d’où tous ses jeux de mots si provocateurs et réjouissants ; le désarroi et le remaniement subjectif causés par la visite du spectre et les ordres contradictoires qu’il lui donne, dont on voit l’effet dépersonnalisant lors de la visite du prince, plusieurs semaines après, à Ophélie (II, 1) et qui n’est pas de comédie. On peut suivre les étapes de ce désarroi jusqu’à la scène des fossoyeurs qui le remet en selle et la fin de la pièce ; enfin, une « nature » mélancolique au sens de l’époque (soit une théorie des humeurs) qui s’exprime dans une aspiration répétitive à la mort, comme lors de « to be or not to be », qui est présente du début à la fin de la pièce. C’est ce fond triste, de lui-même connu, qui fait douter Hamlet de la vérité de ce que lui dit le spectre, parce que sa mélancolie, il le sait, le prédispose à la crédulité envers le diable. La folie d’Hamlet est une énigme pour tous les personnages qui proposent chacun leur théorie : Polonius, le délire d’amour ; les fourbes Guildenstern et Rosenkrantz, l’ambition parce qu’on l’a évincé du trône ; la reine, une folie cyclique accentuée par son remariage incestueux et précoce. Cette complexité, à la fois pour les personnages et pour le spectateur qui y est de fait plongé, est un des points forts de la pièce.
Dans tout cela, il n’y a pas la moindre « paranoïa », soit persécution imaginaire ou théorie du complot, vis-à-vis de Claudius ni de quiconque : Hamlet est effectivement en danger de mort. Le roi veut s’en débarrasser parce qu’il est potentiellement dangereux du fait qu’il lui a volé son trône ; Polonius est au service du roi et l’espionne, Ophélie, bêtement soumise à son père, La reine, paumée, à son mari, se prêtent aussi à ces manigances destinées à le surveiller, en fait à l’éliminer. Décrire cette complexité et la cour de Danemark comme "le labyrinthe de la paranoïa" de Hamlet a donc de quoi surprendre par son univocité : « seul être scrupuleux dans un système qui ne l’est pas, Hamlet scellera ainsi son tombeau », lit-on sur le programme. Cela force le texte, dûment aplati, désossé, douloureusement privé de tous ses Wit, à rentrer sous les fourches caudines d’une adaptation ad hoc, qui devient bêtement manichéenne : pour éduquer politiquement le spectateur, il faut lui montrer que l’innocent devient forcément fou dans un monde corrompu, avant d’en être éliminé. Le mal rendrait donc fou ! Si c’était vrai, cela se saurait : beaucoup d’ex-innocents se portent très bien au pouvoir et y prospèrent en toute lucidité. N’aurait-il pas mieux valu, si l’on veut à tout pris non pas éduquer (cette plate pédagogie est-elle le but du théâtre ?), mais troubler et laisser le spectateur se mesurer seul aux redoutables détours du verbe shakespearien sur le pouvoir, toujours sombrement actuels ?
Ostermeier a de fortes idées scénographiques : la première scène, inventée, est superbe. Elle condense le vers « les rôtis des funérailles ont été servis froids à la table des noces » (I, 2) et l’idée, empruntée peut-être à Heiner Müller, « je salis les lambeaux de ta robe de mariée avec la terre que mon père est devenue ». Elle plante le décor de la pièce, entre le tombeau boueux d’un cadavre paternel qu’Hamlet a du mal à enterrer et une table de banquet où siègent les « officiels » du pouvoir. La scène de la mort d’Ophélie, étouffée sous un plastique transparent, est tellement réaliste qu’elle en est génialement angoissante. Le spectre, image en surimpression du visage du roi et d’une tête de mort, est visuellement saisissant. Polonius, engueulant sa fille amoureuse comme un barbon, fait surgir la facette violente d’un courtisan qui a toujours l’air doucereux et effacé. Enfin, le doublet Gertrude/Ophélie permet de pivoter de scène en scène par un simple changement de coiffure, d’une façon qui met en relief la relation de subordination entre les deux femmes pour Hamlet. Il y a d’autres détails heureux, mais aussi, hélas, beaucoup de forçages interprétatifs et de longueurs liées à l’invraisemblance du parti pris par rapport au texte de départ. Et cet Hamlet bouffonnant et vociférant ne gagne-t-il pas en ventre (postiche) ce qu’il perd en esprit ?
N’aurait-il pas mieux valu, plutôt qu’une médiocre adaptation, oser une véritable création, comme le fit justement Heiner Müller en 1979, un « Hamlet-parano », où les auteurs (Ostermeier et von Mayenburg) auraient inventé un nouveau texte inspiré par le mythe et l’auraient mis en scène d’une façon beaucoup plus forte ? Ainsi faisaient les tragédiens antiques, reprenant indéfiniment les mêmes pièces. Hamlet est plus ancien qu’Œdipe, après tout… Et Shakespeare l’a réécrit après bien d’autres, pourquoi donc ne pas continuer?

Aglaé, le 2 février 2009.