lundi 1 février 2010

Sur "La pierre", de Marius von Mayenburg, 2009, mise en scène de Bernard Sobel au théâtre de La Colline

Jette la pierre au grand-père !


Le personnage essentiel de La pierre, de Marius von Mayenburg, n’est pas une personne mais une maison de Dresde. La pièce met en scène trois générations de femmes autour de l’histoire de cette maison, entre 1935 et 1993 : la grand-mère Witha, sa fille Heidrun et sa petite fille Hannah. En 1935, Wolfgang, le mari de Witha est vétérinaire dans un institut d’état et son chef, juif, est interdit de travail et en danger de mort. Il doit fuir l’Allemagne pour les USA avec sa femme Mietze. Witha a toujours adoré leur maison et son mari la rachète à bas prix à son patron. Or celui-ci et sa famille n’arriveront jamais à destination : ils sont raflés avant, mais après avoir cédé la maison.
En 1945, sous les bombes alliées, Wolfgang se suicide à l’entrée des Russes à Berlin, fidèle à l’Allemagne. Witha et sa fille Heidrun, au prénom de chèvre féconde conforme à l’idéologie aryenne, restent dans la maison jusqu’en 1953. A cette date, alors qu’elles doivent partager la maison partiellement réquisitionnée, elles s’enfuient à l’Ouest. La maison servira à loger plusieurs familles. En 1978, enceinte, Heidrun revient furtivement avec sa mère pour revoir la maison de son enfance. Enfin, en 1993, après la chute du mur, Witha revient avec Heidrun et sa fille adolescente reprendre possession de son bien, après en avoir fait chasser la famille qui y habitait. Ces différents moments sont revécus grâce à des dialogues entre les trois femmes et les fantômes réveillés par leur retour dans la maison : les fantômes de Mietze, la propriétaire juive expropriée, celui de Wolfgang, et aussi la visite dérangeante de Stéphanie, la fille des occupants de la maison pendant la période de la RDA.
La succession des scènes montre la déconstruction d’un mythe familial transmis par les femmes, et appuyé sur l’histoire de l’Allemagne pendant ces 60 ans. Il ne s’agit pas seulement du mensonge des parents à leurs enfants mais du fait, essentiel, que les enfants exigent ce mensonge pour enjoliver la stature de leurs ancêtres. Au fur et à mesure des générations, le mensonge enfle ainsi, recouvrant presque tout.
Pour Hannah, son grand-père est un héros anti-nazi qui a sauvé son patron juif, Monsieur Schwarzmann, en lui permettant de s’enfuir à temps à l’étranger. Déracinée dans la société de l’Allemagne réunifiée où elle arrive adolescente avec un accent de l’Ouest, Hannah veut, avec l’argent de son père divorcé, partir retrouver cette famille dont elle croit avoir retrouvé la trace à Brooklyn, à l’orthographe du nom près : Madame Schwartzmann aurait sauvé les œuvres de Beckmann, emportant les toiles roulées dans ses bagages, et serait devenue une riche et célèbre marchande d’art, ainsi que sa fille. C’est au moment de lui écrire une lettre qu’elle apprend de sa grand-mère que Madame Schwarzmann, dénoncée anonymement, n’a quitté l’Allemagne nazie que pour les camps.
Pour Heidrun, son père est aussi un héros, dont le symbole est « la pierre », celle que lui auraient jeté un jour les nazis pour le punir d’avoir sauvé des Juifs. Devenue un presse-papier ornant le bureau de Witha, la pierre sera enterrée par Heidrun dans le jardin au moment du départ à l’Ouest en 1953. Elle reviendra la chercher chez Stéphanie en 1978, alors qu’elle est enceinte d’Hannah. Dans le jardin est aussi enterrée, mais dans un trou différent, la lettre de suicide de Wolfgang avec l’insigne nazi de Witha. Celle-ci les a montrés à Heidrun en 1953. Elle a appris ainsi que sa mère, qui avait peur d’être prise à tort pour une Juive, aurait été contrainte d’arborer cet insigne… En fait, la pierre avait été jetée sur Wolfgang par les Allemands qui croyaient la maison toujours habitée par des Juifs… cette pierre cherchait à lapider des Juifs, elle n’est pas le symbole du courage de Wolfgang mais plutôt de sa lâcheté : le grand-père, terrifié, ne disait rien et se terra à l’intérieur de « sa » maison, qui sentait « le Juif », jusqu’à la fin. Cependant Witha raconte qu’il a été tué par une balle russe perdue à la libération, un « tir d’allégresse ». Ainsi, dans le jardin, il y a le trou de la « vérité » du père et, à côté, celui de la pierre, témoin du pire transformé en symbole d’héroïsme : même si elle sait qu’il y a le premier trou, Heidrun ne veut connaître que le second et c’est la pierre glorieuse qu’elle revient chercher au moment de devenir mère.
Stéphanie a été expulsée violemment de « sa » maison au moment de la réunification : les propriétaires légitimes reprenaient leur bien. Son grand-père, déplacé et malade, en est mort : il avait perdu brutalement tous ses repères. De plus, en 1978, les riches femmes de l’Ouest lui avaient promis de lui envoyer du chocolat tous les ans en échange de la pierre et elles ne l’ont pas fait. Elle revient pour le leur reprocher en 1993, à la place de la petite fille qu’elle était et qui ne comprenait pas ce qui se passait, et en miroir avec l’autre fille, Hannah. Eux, sa famille, à l’Est, n’ont jamais rien possédé. Ils ont été expulsés de cette maison que le régime communiste ne leur a jamais donnée, ils sont de purs expulsés qui n’ont jamais été propriétaires. Nous aussi, on a payé le prix, prétend Heidrun, puisque mon père a été tué par les Russes.
La maison garde toutes ces traces, enterrées dans le jardin, comme des traces archéologiques de l’inconscient des protagonistes. La mise en scène de Sobel, sobre et percutante, fait paraître l’enchevêtrement de la mémoire par un artifice simple : sur une même scène qui figure la maison et le jardin par derrière, les dates s’affichent tour à tour sur des néons en forme de bâtons tous semblables, appelées plusieurs fois dans le présent par un souvenir ou par une parole qui ricoche sur deux générations,
La vérité n’est jamais dévoilée, juste mi-dite. Witha s’embrouille, retrouvant ses souvenirs et le fantôme de son mari dans la maison où elle revient vielle et perdant un peu la tête. Personne n’est complètement mauvais ni complètement bon : Wolfgang, comme le dit Witha, « n’était pas un héros, mais il a toujours été dans la résistance. Pas pour des raisons politiques mais par principe. Quand quelqu’un disait quelque chose, il était contre, parce qu’il voulait savoir s’il y avait quelque chose derrière. Ça a fichu en l’air beaucoup, bien sûr, mais une grenouille aussi est fichue quand on lui extrait les nerfs, et c’est bien ce qu’il était, un vétérinaire, un homme de science. » (p. 32). Cette ambiguïté généralisée qui peut apparaître comme de l’humour noir involontaire est la matière même du surmoi de la plus jeune, Hannah, dont l’étoffe est, très freudiennement, celle du « grand homme » que doit être à tout prix son grand-père. Il n’était pas un « vrai » nazi mais il a quand même profité du nazisme et, en même temps, il en est mort parce qu’il ne pouvait pas y renoncer même in fine. L’humour apparaît aussi dans les répliques qui déclenchent le passage d’une époque à l’autre : des paroles d’hospitalité, qui concernent justement les visiteurs expropriés de la maison : voulez-vous du café ?
L’intérêt de la pièce est dans cette vision de l’auteur, partiellement autobiographique semble-t-il, qui juge « à côté de la plaque » la revendication actuelle de certains Allemands d’avoir été finalement « eux-aussi » des victimes « dans leur identité allemande ». Marius von Mayenburg montre au contraire la complexité de leur position de complices du nazisme, pas du tout malgré eux, même si ils en ont finalement secondairement pâti. La complexité vient aussi des suites de la défaite, jusqu’à aujourd’hui : l’histoire de l’Allemagne ne s’arrête pas en 45, elle s’est poursuivie, comme celle de la maison, extorquée légitimement et que personne ne viendra jamais plus réclamer puisque ses premiers occupants ont été exterminés. L’axiome de Proudhon, « la propriété, c’est le vol », prend dans ce cadre de déplacements forcés (et au départ mortels) une force inattendue. L’inconscient de chacun enregistre ces répétitions inexorables de l’histoire, expropriations et intrusions successives qui ne laissent personne indemne mais n’exemptent pour autant d’aucune responsabilité. Et chacun y surajoute son fantasme, contribuant au roman familial et au mythe collectif qui embrouille tout, avec un certain « besoin de mensonge », précise von Mayenburg.

Aglaé, le dimanche 31 janvier 2010