lundi 13 avril 2009

sur "John Gabriel Borkman" d’Ibsen, mise en scène Thomas Ostermeier

La loi des mères et l’argent

Le très doué Ostermeier doit avoir une sérieuse dent contre Shakespeare si l’on en croit ses deux dernières créations, inégalement massacrées (Le songe, catastrophique, et Hamlet dont j’ai parlé dans ce blog). En revanche, la série de ses mises en scène d’Ibsen, plus anciennes, sont magnifiques, comme celle de John Gabriel Borkman. La dureté du texte de cette avant dernière pièce d’Ibsen est mise en valeur par la diction, comme découpée au couteau, des acteurs, excellents (on n’en dira pas autant du sous-titrage qui coupe la moitié des dialogues). La sobriété du décor sert le texte : un plateau tournant à chacun des quatre actes, estompé derrière une vitre ou un miroir sans tain qui se fond peu à peu dans le lointain, comme si tout le monde écoutait aux portes dans un monde où l’intime équivaut strictement à des rapports de pouvoir. Une pudique brume blanche envahit alors la scène et la salle, qui figure peut-être le brouillard de Norvège à moins qu’elle n’évoque le monde fantomatique du capitalisme et des valeurs familiales de cette fin du 19ème en train de basculer dans une modernité qui ne sera pas forcément un progrès…
La pièce passe pour pessimiste mais je n’ai pas eu cette impression, sinon celle d’une extrême lucidité exprimée dans des dialogues d’une précision hallucinante. Les personnages principaux de la pièce forment des couples où le rapport de pouvoir prédomine jusqu’à la caricature.
Ainsi "les deux mères" d’Ehrart Borkman, le fils que sa mère brandit comme une sorte d’Astyanax qui doit réhabiliter l’honneur perdu de son père, John Borkman, un banquier qui a entraîné dans sa faillite tous les gens qui lui ont fait confiance (le thème est d’actualité !). Ces deux sœurs jumelles, qui se haïssent, ne se réconcilieront que sur le cadavre encore chaud de John Borkman, qui fut l’amant de la première, la tante Ella, et le mari de Gunhild, sa sœur et la mère « biologique » d’Erhart. Ella, riche, a élevé Erhart et, malade, prétend le récupérer et jouir de « son » fils à l’heure de sa vieillesse : comme dans le jugement de Salomon, les deux femmes s’écharpent pour la possession du jeune homme, la tante le cédant à la fin, mais seulement parce qu’elle a compris que sa rivale, sa jumelle, ne l’aurait pas non plus. La tante Ella a le pouvoir de l’argent puisque John, par amour, a épargné sa fortune, mais c’est l’amour qu’elle exige du fils comme du père. Seulement, là où elle est, elle aussi, prisonnière de ces rapports de pouvoir qu’elle dénonce pourtant avec passion, c’est qu’elle exige l’amour comme un dû, elle en fait une dette de vie. La mère biologique, elle, réclame vengeance et invoque la légitimité, le droit du sang ; fâchée à mort avec son mari qui lui préférait sa sœur et qu’elle a abandonné dans sa détresse, elle voudrait effacer la tache apposée à leur nom. C’est une troisième femme, désirée, qui emmènera Ehrart avec elle, après qu’il se soit heureusement révolté contre la tyrannie de ses deux mères. Mais hélas, on le comprend vite, cette fin n’est pas si heureuse (« Je suis sous mon propre pouvoir, mère !) car ce n’est que pour mieux retomber dans les griffes d’une troisième « mère » : ces trois femmes, telles des Parques freudiennes, délimitent son destin qui a pour nom argent, sang déshonoré, amour déçu et désir cannibale. Eternel petit garçon, il n’accède jamais à la virilité.
De même les rapports de l’ex-banquier avec son ex-maîtresse, Ella, sont incroyables : il l’a vendue à son « ami » banquier, Hinkel, qui en était follement amoureux contre un poste à la banque, et il a épousé sa sœur Gunhild. Mais le sacrifice amoureux de John n’a servi à rien parce qu’Ella, même délaissée, a refusé Hinkel. Celui-ci, par dépit, a révélé au grand jour les lettres prouvant la malhonnêteté de John Borkman qui a été envoyé en prison. Il fomente maintenant, une dernière perte pour la famille Borkman, la fuite d’Ehrart. Il faut entendre John justifier son escroquerie auprès de ses deux femmes, d’abord par sa nature propre (« la soif de pouvoir était indomptable en moi ») puis comme une mission idéaliste : « les millions enchaînés gisaient dans le pays, profondément enterrés dans les montagnes et ils m’appelaient ». On croit avoir mal entendu, mais non, il ne s’agit pas des travailleurs enchaînés que ce fils d’un pauvre mineur voudrait libérer de l’oppression, mais des billets de banque : cette métaphore sauvage du libéralisme fou est écrite au temps de Marx. Pour Borkman qu’on entend marteler sans fin le plafond du salon, enfermé dans le cercle vicieux d’une logique jusquauboutiste, pour ce praticien d’un capitalisme généralisé, tout s’échange, tout se vend, femmes, enfant, amis (l’amitié, c’est se tromper, mais réciproquement) : « Quand il le faut absolument, une femme peut toujours être remplacée par une autre… »
On peut étudier ainsi chaque couple de personnages, pas un n’échappe à cette logique vertigineuse d’un pouvoir de l’échange sans reste. Les rapports les plus « humains » sont, ironiquement, entre la maîtresse et sa servante… Ce qui est fascinant dans la pièce et lui donne peut-être sa noirceur, qui s’accompagne parfois d’un certain humour, l’humour des condamnés à mort (les spectateurs rient alors), est la certitude, très « jugement dernier », qu’il n’y aura jamais de récompense ni de plus-value pour aucun des protagonistes du drame.

Aglaé, le 13 avril 2009.

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