dimanche 31 mai 2009

Trompeuse transparence

Yella de Christian Petzold (Allemagne, 2007)

L’intrigue du film de Petzold, joué hélas confidentiellement à Paris, est plutôt mince. Une jeune Allemande qui vit à l’est, Yella, a trouvé un contrat d’embauche à l’essai à l’ouest, de l’autre côté de l’Elbe. Elle vient de quitter son mari, un entrepreneur qui vient de faire faillite et qui la poursuit dès l’entrée du film. Elle prend congé de son père aimé et malade pour commencer une nouvelle vie. L’ex-mari offre de façon impromptue de la mener en voiture à la gare, mais il prend la route de l’ouest, se montre violent en paroles et en gestes, et finit par foncer droit dans le parapet du pont sur l’Elbe pour les tuer tous les deux. Yella détourne le volant au dernier moment mais la voiture plonge quand même dans l’eau. Elle émerge du fleuve, visiblement choquée, et, trempée, quasiment noyée, va prendre son train pour arriver dans une entreprise qui vient de faire faillite. Désemparée, elle rencontre un jeune homme, Philip, qui rachète des entreprises en faillite et la prend comme assistante. Une complicité naît entre eux puis l’amour.
Yella est cependant toujours harcelée par son ex-mari qui surgit de temps en temps puis disparaît, toujours menaçant. Elle est sporadiquement hantée par des bruits qui évoquent la chute dans le fleuve, bruits d’eau qui se referme sur elle, bruissement de feuillages, sons glauques qui surgissent à des moments clef des négociations et la rendent absente aux autres. L’ambiance du film est particulière. C’est en quelque sorte un film d’horreur, on est oppressé et suspendu à on ne sait quoi, une menace imprécise depuis la poursuite du début. C’est un film où l’on ne voit que les personnages principaux, qui sont peu nombreux, et où il n’y a aucun figurant. Les rues sont complètement vides, les personnages roulent seuls en voiture ou sont assis à une table de négociations face à un écran. Yella et Philip logent dans des hôtels dont ils sont les seuls clients, les couloirs sont déserts et on y laisse bizarrement les portes ouvertes : société d’autocontrôle et d’observation permanente (Petzold a été l’assistant de l’artiste Harun Farocki qui a travaillé ce thème dans ses vidéos.).
Les murs des bâtiments sont en verre mais cette transparence est trompeuse. Le regard bute en effet sur une opacité fondamentale, celle des échanges d’argent qui métaphorisent tous les rapports sociaux. Les dialogues, même amoureux, même dans les rares scènes tendres, sont en langue « d’argent » comme si c’était le seul medium possible entre humains. L’argent est l’unique figure du discours amoureux de cette société glaciale. Yella parle d’argent avec son ex, elle refuse l’argent de son père en partant. Elle refuse de coucher pour de l’argent avec l’employeur prévu, mais va quand même lui chercher une enveloppe pleine de billets dans son bureau. Elle reçoit de l’argent au noir de Philip qui s’avère faire un trafic louche, parallèle aux négociations qu’il mène, mais en les biaisant pour avoir des dessous de table. Devenue elle aussi tricheuse, mais sans aucun conflit, comme si les limites et le franchissement étaient abolis du film, Yella entre facilement dans ce jeu généralisé de poker, elle qui avait l’air d’une jeune femme honnête victime de son époux (en fait un tricheur lui aussi). Elle cherche d’emblée à voler Philip. Elle va ensuite faire du zèle par amour pour lui, dans l’intention de précipiter une négociation avantageuse mais elle va de ce fait pousser un homme au suicide en le faisant chanter, sans le dire à Philip. L’homme d’affaires se noie. Elle en a eu l’intuition : elle l’a vu apparaître en noyé fantomatique au milieu de la négociation, en même temps que surgissaient ces phénomènes de déjà vu et déjà entendu, liés à l’eau de l’Elbe.
La fin, allusive, est curieuse et a été critiquée comme trop ficelée. S’agit-il d’un film de fantômes, Yella est-elle morte depuis le « suicide à deux » provoqué par son ex ? S’agit-il en fête d’un rêve instantané mais qui durerait tout le film, entre l’accident du début et la mort à la fin ? Ou d’un voyage avec retour inéluctable à la case départ ? Cette fin peut, je crois, se lire autrement que comme fantastique, de même que les apparitions de Yella ne sont pas forcément de « vrais » fantômes mais des visions hallucinées. J’ai tendance à préférer les interprétations non fantastiques comme les plus fortes : le film se clôt sur un fantasme suicidaire de Yella. On peut le déduire de son léger changement de costume (qui n’est pas sans évoquer une scène d’échange de robes et de cadavres dans Mulholland Drive de Lynch). Philip l’a quittée après le suicide de l’homme d’affaires et, de nouveau en voiture, en larmes dans le taxi qui la ramène chez elle, arrivant sur l’Elbe, elle se remémore la scène de l’accident et lui imagine une autre fin, où elle n’arrêterait plus le geste fatal de son mari… Ainsi le film est en boucle entre deux versions du même accident. La force du film est dans l’impression assurément fantomatique que dégage Nina Hoss qui flotte comme une noyée piégée dans une sorte d’aquarium, un monde irréel de chiffres, face à des silhouettes d’hommes réduits à des comptes bancaires à découvert, toujours vêtue d’un léger chemisier rouge qui semble mouillé : un court voyage entre deux morts.

Aglaé, dimanche 31 mai 2009

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