mercredi 14 janvier 2009

Gertrude (le cri), de Howard Barker à l'odéon

Hier soir j'ai vu Gertrude (le cri) de Howard Barker à l'odéon. Encore une histoire de mère, mais indigne cette fois ! Il s'agit d'une réécriture d'Hamlet, datant du début des années 2000, qui reprend chronologiquement les principales scènes d'Hamlet, de l'assassinat du roi à la mort d'Hamlet, mais avec de nouveaux personnages parfois et quelques variantes. Ainsi, il y a une seconde mère, Isola, celle de Claudius et du roi assassiné, qui est "une salope" comme Gertrude qu'elle hait et admire à la fois ; Ophélie est devenue Ragusa, bonne de Gertrude et épouse d'Hamlet ; Polonius devient Capestan, un serviteur qui arrange la garde-robe et les chaussures de la reine ; Fortinbras le duc de Mecklemburg. 
La pièce est centrée sur Gertrude, dépeinte comme une nymphomane qui couche avec tout mâle qui passe à sa portée. Lacan l'avait aimablement dépeinte comme "un con béant" dans Le désir et son interprétation (1958-1959), il s'agissait d'une métaphore, certes un peu crue, pour désigner un désir phallique qu'aucune satisfaction n'épuise, toujours au-delà du principe de plaisir qui cherche un équilibre plutôt tempéré. Comme le dit le "vrai" Hamlet de sa mère vis-à-vis de son père (acte I, sc 2), "Quoi! Elle se pendait à lui Comme si son appétit ne cessait de croître En se nourrissant..." Ce désir adultère et incestueux aplatit le désir d'Hamlet qui n'arrive pas à se venger et "contamine" sa relation avec Ophélie ainsi que tout amour possible. 
La Gertrude de Barker est dépeinte comme le "sexe", et excite tout le monde grâce à sa nudité généreusement exhibée. Comme personnage, elle manque de consistance. Elle fascine notamment Claudius par un cri spécial qu'elle émet au moment de l'orgasme et que nous entendons pour la première fois au moment de l'assassinat du roi (avec de la jusquiame dans l'oreille, comme si le cri métaphorisait aussi le poison mortel), lorsqu'elle fait l'amour avec Claudius sous les yeux du mourant puis sur le cadavre encore chaud. Pour Claudius, il s'agit de retrouver ce cri énigmatique de jouissance dont il pense que Gertrude le maîtrise alors qu'il ne fait que la traverser. Le cri reviendra au moment de l'accouchement de Gertrude d'une fille Jane conçue lors de l'assassinat, puis de la mort d'Hamlet, empoisonné en fait par une coupe offerte par Claudius mais tendue par sa mère, en toute connaissance de cause (en inversion par rapport à la pièce originale). On l'entendra encore au moment de la mort de Claudius qui cède la place à Mecklemburg qui se saisit de la reine et du trône. L'extase est ainsi matérialisée par le cri, comme essentiellement mortifère, et liée à la femme, supposée savoir jouir. 
En fait, je n'ai pas du tout aimé la pièce, bien que l'idée du cri ne soit pas mauvaise. N'ayant pas lu le texte, je ne peux savoir la part de la mise en scène de Corsetti dans cette impression de "too much" qui m'a assaillie : trop d'effets spéciaux, empruntés à l'art contemporain de Steve Mac Queen à un artiste argentin qui reflète le sol en miroir vertical de façon à ce qu'on ait l'impression que les gens qui rampent par terre se déplacent à la façon d'un thriller, sur une façade escarpée. Le metteur en scène en abuse largement, transformant la scène finale en cirque d'acrobates. 
Mais cette impression de "trop" vient aussi de la pièce : tout y est beaucoup trop explicite au contraire de celle de Shakespeare qui est si énigmatique que, depuis 400 ans, tout le monde, psychanalystes (Freud, Jones Sharpe, Lacan...) et critiques de théâtre, ont écrit dessus sans rien épuiser. Certaines phrases du texte original sont reprises sous une forme plate et répétitive comme le fameux "il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, que dans les rêves de la philosophie" (I, 5) qui devient la répétition par un Hamlet débilisé du fait qu'il y a trop à comprendre et qu'il n'y arrive pas. Hamlet est présenté comme un idiot qui ne sait pas baiser et a peur de la pénétration. La problématique de l'acte de vengeance suspendu a disparu et il perd tout le chatoiement de langage qui le caractérise dans la pièce originale pour incarner une sorte de bouffon ridicule et sans intérêt. Toutes les pointes des dialogues sexuels si réjouissants avec Ophélie sont perdues au profit d'une lourde machinerie sexuelle assez vulgaire qu'on nous assène constamment. 
Tout aussi grave est la perte de toute la problématique du pouvoir et de la politique extérieure, si importante dans Shakespeare où Hamlet est détrôné après l'assassinat de son père et où Claudius a peur de lui qui le menace effectivement et essaie de le tuer. Chez Barker, Hamlet est le nouveau roi qui a succédé sans scrupules à son père assassiné et Claudius se moque de la couronne parce qu'il est tout obsédé par la jouissance de Gertrude, comme on l'a vu. Finalement, la pièce m'a davantage fait penser au film, génial et fondamentalement oedipien contre toute apparence, Crash de Cronenberg, où il faut faire jouir la femme (le mère) à tout prix, voire par les moyens les plus violents (les accidents érotiques de voiture) qu'à l'énigmatique Hamlet avec ses équivoques perpétuelles. 
Bref, cette lourde pièce manque les ressorts essentiels de la pièce originale ; la seule idée intéressante et nouvelle est celle du cri, mais elle est noyée dans un flot de significations à visée comique qui ratent leur cible. N'écrit pas Hamlet qui veut !
Aglaé, le mercredi 14 janvier 2009.

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