jeudi 22 janvier 2009

La crise : "Je me sens enfin comme tout le monde".

J’ai un ami, H., un homme solitaire qui passe ses loisirs, nombreux, sur un site de rencontre, mais pas de ceux où prédomine le sexe, un site un peu littéraire, où on cherche l’âme sœur ou plutôt les âmes sœurs parce que, n’en déplaise à Platon et son mythe d’Aristophane, il n’y a aucune raison qu’il n’en existe qu’une. En attendant La rencontre, on bavarde, on s’écrit, on se devine, on jouit par anticipation. Mais souvent, hélas, la rencontre n’a pas lieu. Après celui de la voix, au téléphone, il faut passer le test de la photo, souvent désastreux d’un côté ou de l’autre, surtout qu’on a évidemment menti sur son âge (de façon vraisemblable cependant, pas plus de dix ans). Un jour, je lui avais demandé pourquoi ne pas plutôt se rencontrer directement après les préliminaires épistolaires, lui confiant que la photo me semblait scandaleusement inégalitaire : n’y-a-t-il pas des gens moches qui sont très photogéniques ? Quelle déception après, si on s’est épris de la photo ! En plus, avec Photoshop, les habiles font disparaître tous leurs défauts… La photo encourage donc la triche. Le regard, lui, ne trompe pas, en un clin d’œil on sait si la personne nous plaît ou pas. En plus, en une seule entrevue, on confirme que la voix nous émeut, que le discours spontané est à la hauteur des écrits antérieurs… Mon intervention l’avait consterné. Et mon souci d’efficacité lui semblait désastreusement pragmatique : visiblement j’étais insensible aux délices d’un rituel immuable et aux charmes d’un plan minutieusement programmé… Je n’ai pas insisté.
Lorsque je l’ai rencontré, hier soir, il m’a confié qu’il était endetté jusqu’au cou, à hauteur de la valeur de sa maison, totalement hypothéquée, ce qui m’a semblé abyssal. Il aurait d’ailleurs souhaité un petit prêt que je me sentais peu enthousiaste à lui octroyer, puisqu’il avait cru bon de me confier que le précédent, accordé par une femme généreuse, rencontrée virtuellement, l’avait conduit à s’endetter à nouveau auprès de sa banque pour la rembourser (et, en plus, cette relation virtuelle s’était fracassée d’emblée sur ces soucis triviaux d’argent).
Je lui trouvais une mine excellente malgré ces mauvaises nouvelles financières, et lui en fis compliment. En fait, après les vacances de Noël, il avait été souffrant et n’était pas allé au travail pendant deux semaines (en tout, ça en faisait quatre de congé), ce qui lui avait permis d’avancer de nouveaux projets de rencontre amoureuse sur son site. Mais, oui, ajouta-t-il pensivement, c’était vrai qu’il se sentait beaucoup mieux… probablement à cause de la crise économique. Surprise par cette réaction inattendue à ce qui préoccupe douloureusement tant de gens sur la planète, je voulus savoir pourquoi : « Je me sens enfin comme tout le monde, puisque tous, y compris des gens qui épargnent et n’ont rien dépensé, sont maintenant appauvris et endettés, alors ça me soulage, ça m’enlève un poids… ma culpabilité… On est tous dans le même sac, maintenant, pour la première fois de ma vie, je fais partie d’un ensemble. »
Sur le coup, j’ai été soufflée que la crise ait un tel effet thérapeutique sur H., puis me sont revenus des propos de Freud : beaucoup de névroses sont guéries par des catastrophes, comme les guerres, donc les crises économiques doivent avoir aussi cette fonction curative (enfin, il y a quand même quelques suicides liés à des faillites). C’est comme le soulagement procuré par un deuil collectif : on n’est plus tout seul à souffrir d’une perte, on la partage, ce qui console.
De plus, si H. disait que sa culpabilité était amoindrie, c’est que son surmoi le laissait en paix. On connaît les paradoxes du surmoi, instance foncièrement amorale dont l’existence fait froid dans le dos. Il ne récompense pas le mérite, bien au contraire : plus on est vertueux, plus il se renforce férocement ; plus on est malheureux, plus il en rajoute et se déchaîne avec méchanceté. Ce qui arrivait à H. pouvait alors s’interpréter avec ce dernier point : il était désormais moins malheureux que d’autres puisque, certes, il n’avait plus d’argent et s’était endetté, mais au moins, à leur différence, il en avait joui en le dépensant, lui. Ainsi, la crise nivelait, abolissait la différence entre les cigales et les fourmis. Le malheur commun diminuait d’autant le sien, et son surmoi, qui enregistrait le caractère collectif de la ruine, se radoucissait corrélativement.
Si on prend au sérieux l’effet thérapeutique de la crise sur H, on pourrait en déduire que dépenser au plus vite tout notre argent (s’il nous en reste) nous rendra plus heureux en affaiblissant notre surmoi. De plus, on nous dit que consommer contribuera à la relance de l’économie, alors il n’y a pas à hésiter… Double remède.

Aglaé, Jeudi 22 janvier 2008

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